Le destin tragique de « Cap’n Bob »
FALL : THE LAST DAYS OF ROBERT MAXWELL
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Il y eut un temps avant les Gafam. Il y eut un temps où l’on pouvait être maître du monde en détenant un groupe de médias. Il y eut un temps où les empires financiers s’écroulaient en quelques mois dans la poussière. C’était le temps de Robert Maxwell. Ce nom ne dira probablement rien aux plus jeunes lecteurs de L’Express, mais il fut, au milieu des années 1980 et jusqu’à sa disparition tragique, en 1991, le tycoon à la fois le plus admiré et le plus honni de la planète. Il fallait le talent d’un grand journaliste britannique, John Preston, auteur à succès, pour revisiter l’itinéraire d’un homme qui a symbolisé la puissance des médias traditionnels et les a aussi entraînés dans sa chute. Robert Maxwell, alias « Cap’n Bob », né en 1923 dans une petite ville tchécoslovaque qui se trouve aujourd’hui en Ukraine, est issu d’une famille juive qui fut presque entièrement décimée lors de la Shoah.
Héros de la Seconde Guerre mondiale, il réussit son premier « coup » en achetant, en 1951, un petit groupe de presse scientifique, Pergamon Press, autour duquel, à partir de la fin des années 1960, il va agréger d’autres journaux, des imprimeries, et même un club de football. En 1984, il fait son entrée dans la grande presse, face à son rival Rupert Murdoch, en acquérant le Daily Mirror, puis, en 1988, la maison d’édition américaine Macmillan, après une OPA hostile. En 1987, il est le partenaire de Francis Bouygues pour la privatisation de TF1. En 1990, le groupe Maxwell compte près de 800 entreprises, la plupart non cotées, beaucoup logées au Lichtenstein.
Pris à la gorge par une dette abyssale, Maxwell va tenter par tous les moyens (y compris en siphonnant le plan de retraite des salariés du Daily Mirror) de sauver son groupe et sa réputation. En février 1991, il fait une entrée triomphale dans le port de New York à bord de son yacht, le Lady Ghislaine, pour célébrer le rachat du New York Daily News. Mais la chute était inévitable. Robert Maxwell ne la verra pas. Le 5 novembre 1991, à 68 ans, il disparaît de son yacht au large des îles Canaries – on retrouvera son corps quelques heures plus tard. « A-t-il sauté ? Est-il tombé ? », titre alors le Sun, une question à laquelle personne n’est en mesure de répondre, pas même John Preston.
Même s’il ne contient pas de révélations fracassantes sur la mort de Robert Maxwell, ce livre est passionnant dans la mesure où il dresse le portrait du dernier tycoon des médias juste avant que ne débute l’ère d’Internet. Brutal, massif, bruyant, doté d’un appétit d’ogre, Maxwell était l’antithèse des jeunes patrons longilignes et silencieux des Gafam avec leurs éternels jeans et tee-shirts. Il incarnait une époque où le pouvoir et l’influence, qui s’évaluent aujourd’hui en nombre de clics et de vues, se mesuraient au nombre d’exemplaires de journaux imprimés. C’est une autre dimension, mais, même si les styles diffèrent, il existe entre « Cap’n Bob » et ses lointains successeurs une sorte de filiation dans leur désir de puissance. ✸