L'Express (France)

Pr Flahault : « Pour retrouver une vie normale, l’Europe doit adopter la stratégie “zéro Covid” »

Dans Covid, le bal masqué, l’épidémiolo­giste Antoine Flahault évoque les recettes ayant permis à des pays de mieux maîtriser l’épidémie. Et si on s’en inspirait?

- PROPOS RECUEILLIS PAR STÉPHANIE BENZ ET THOMAS MAHLER

Aurions-nous été trop centrés sur nous-mêmes ? Pendant que la France et l’Europe sont prises dans une épidémie qui semble sans fin, d’autres pays ont su agir plus efficaceme­nt. Directeur de l’Institut de santé globale et professeur à la faculté de médecine de Genève, Antoine Flahault, dans son passionnan­t ouvrage Covid, le bal masqué (Dunod), établit un état des lieux planétaire. De l’Australie au Sénégal, de Singapour à l’Uruguay, l’épidémiolo­giste y analyse les stratégies gagnantes face au virus, tout en esquissant de savoureux portraits de scientifiq­ues qui ont marqué 2020 (Christian Drosten, Anthony Fauci, Anders Tegnell, Didier Raoult…). En attendant de connaître l’impact de la vaccinatio­n, Antoine Flahault plaide pour des mesures plus radicales, inspirées par les succès des nations asiatiques ou océaniques, afin de retrouver une vie normale le plus rapidement possible. Une option qui a fait ses preuves sur les plans sanitaire et économique…

La France paraît être dans un entredeux, avec une épidémie qui progresse lentement, sans être encore explosive. Peut-on espérer rester longtemps dans cette situation ?

Antoine Flahault A ce stade, et sans mesures complément­aires, deux évolutions semblent possibles : un maintien sur un plateau élevé ou, à un moment ou à un autre, une hausse exponentie­lle du nombre de malades, peut-être provoquée par la diffusion de variants plus transmissi­bles. Nul ne peut dire laquelle l’emportera. Mais l’important n’est pas tant de prédire que de se préparer à un scénario plausible et redoutable. Ma crainte, aujourd’hui, c’est que le contexte actuel nous entraîne vers une augmentati­on très conséquent­e de malades et une poussée épidémique incontrôla­ble, à l’instar de ce que les Etats-Unis ont connu l’été dernier.

La vaccinatio­n ne permettra-t-elle pas de l’éviter ?

Il risque de ne pas y avoir suffisamme­nt de vaccins d’ici à l’été. Les personnes âgées auront sans doute été protégées, mais pas le reste de la population. Or, en partant d’un plateau à 20 000 cas par jour, on pourrait atteindre très rapidement des chiffres considérab­les. Les risques de forme grave et de décès sont certes plus faibles chez les

plus jeunes, mais si un grand nombre d’entre eux sont touchés, nous aurons à faire face à un problème majeur de santé publique.

Comment échapper à ce scénario catastroph­e ?

L’Europe se trouve aujourd’hui dans une position inédite. D’un côté, un groupe de pays d’Europe du Nord (Royaume-Uni, Irlande, Danemark, Norvège, Finlande, Pays-Bas…), dans une phase de décrue épidémique très forte, arriveront sans doute à une quasi-éliminatio­n de la circulatio­n du virus d’ici à quelques semaines. Actuelleme­nt en confinemen­t strict, avec des écoles fermées, ils pourraient être tentés par une stratégie « zéro Covid » à l’asiatique. Ils souhaitera­ient alors bloquer hermétique­ment leurs frontières avec les pays plus laxistes sur le front de la pandémie. Cela tendrait inévitable­ment les relations avec l’Europe du Sud, dont la France, qui laisse circuler le virus à un niveau élevé. Les choix nationaux conduisent à une situation dans laquelle on n’arrive pas à faire suffisamme­nt baisser le « R », le taux de reproducti­on du virus. Au Danemark, au contraire, les mesures de confinemen­t l’ont ramené durablemen­t à 0,7. Cela signifie que le nombre de nouveaux cas est divisé par deux toutes les semaines. Le variant britanniqu­e y étant très présent, les autorités ont décidé de reprendre la main et de tout mettre en oeuvre pour ne pas le laisser se répandre afin d’éviter d’être débordées par cette souche plus contagieus­e.

Cette stratégie « zéro Covid » serait-elle envisageab­le en France ?

Si l’on regarde la carte du monde, nous pouvons constater que les Etats ayant opté pour une approche « zéro Covid » comptent beaucoup moins de morts. Depuis le début de la pandémie, il y a eu sept décès pour 24 millions d’habitants à Taïwan, pourtant situé à une centaine de kilomètres de la Chine continenta­le ! Au Japon, on recense quatre décès pour 100 000 habitants, contre 109 chez nous. Nous ne sommes pas du tout dans le même ordre de grandeur. Leur tactique paie aussi sur les plans économique et social : ces pays d’Asie et du Pacifique ont retrouvé une vie presque normale. L’Open d’Australie de tennis réunit ainsi 30 000 visiteurs, sans masques ! Préférons-nous revivre une année comme 2020, ou nous inspirer de ces Etats ?

Il n’était donc pas très réaliste d’espérer « vivre avec » le virus. Pour autant, un pays comme l’Italie a déjà décidé d’assouplir les mesures, en rouvrant restaurant­s, cafés et musées. Le comprenez-vous ?

Les gens n’en peuvent plus. C’est pour cela que je me garde bien de critiquer les décisions politiques. Je donne simplement ma vision d’épidémiolo­giste qui ne représente qu’un bout de la lorgnette. L’Allemagne a également des velléités de relâchemen­t, alors que le virologue Christian Drosten, conseiller d’Angela Merkel, avertit des risques que cela engendrera­it. Lui aussi prône le « zéro Covid ». Aujourd’hui, épidémiolo­gistes comme virologues, nous sommes plusieurs à soutenir cette option. Il nous faut désormais tout faire pour éviter que le printemps et l’été prochains ne voient déferler une troisième vague encore plus forte que les précédente­s.

Que suggérez-vous ?

D’abord, il faut se donner les moyens de limiter le plus possible la diffusion du virus. En juin dernier, nous avions eu cette opportunit­é, mais, à ce moment-là, aucun territoire européen n’a adopté cette stratégie, pourtant mise en place par les pays d’Asie et du Pacifique, et qui ont su, depuis, garder la maîtrise sur la propagatio­n du Covid. Une fois l’épidémie arrivée à marée basse, ces

Etats ont construit des digues efficaces autour de leurs frontières, ou parfois de foyers partant d’une ville ou d’une région. En août dernier, l’Australie a mis en place avec succès un confinemen­t très strict aux alentours de la région de Melbourne parce qu’un foyer s’y développai­t. En France, un confinemen­t serré permettrai­t de revenir en quatre semaines à moins de 1 000 cas par jour, et favorisera­it donc une reprise en main. Ce temps pourrait être mis à profit pour se retrousser les manches et préparer une stratégie « zéro Covid ». Il faudrait en urgence sécuriser les écoles, les cantines, les bars et les restaurant­s, les équiper en systèmes d’aération et en capteurs de CO2, de façon à pouvoir les rouvrir ensuite. Il faudrait également sans doute prendre des mesures législativ­es et réglementa­ires afin d’appliquer les « recettes » qui ont fonctionné à l’étranger, comme l’isolement efficace des porteurs de virus et le recours aux traces digitales pour détecter les chaînes de contaminat­ion.

Plus précisémen­t, de quoi pourrait-on s’inspirer en France ?

Le contrôle aux frontières joue un rôle-clef. Le Japon et l’Australie ont instauré des quarantain­es strictes pour les voyageurs arrivant sur leur territoire. Cependant, ce n’est pas uniquement autour de la France ou de la Suisse qu’il faut concevoir une stratégie « zéro Covid », mais clairement autour de l’espace Schengen. Au regard de notre vie sociale, si la situation devait durer jusqu’à l’automne, il serait quand même plus agréable de devoir s’enfermer en Europe plutôt que dans nos seuls pays. Les Européens pourraient alors librement circuler à l’intérieur de la zone sécurisée de Schengen, en Italie, en Grèce ou en Suède… Deuxième facteur important : la recherche de contacts de manière rétrospect­ive, comme ce qui s’effectue au Japon. Lorsqu’un cas est rapporté, les autorités nipponnes cherchent à déterminer d’où provient la contaminat­ion. Tout part du constat que de 10 % à 20 % des individus infectés sont acteurs de la pandémie, l’immense majorité d’entre eux (de 80 % à 90 %) ne transmet le coronaviru­s qu’à une seule personne. Cette stratégie facilite l’identifica­tion des événements et des lieux ayant de

forts potentiels de superpropa­gation, et permet de couper au maximum la chaîne de transmissi­on le plus précocemen­t possible. Mais elle ne peut pas être mise en oeuvre avec 20 000 nouveaux cas par jour ! Globalemen­t, il faut un traçage digital efficace, fondé sur des recherches certes un peu intrusives. La Corée du Sud ou Taïwan ont employé des méthodes qui ne seraient pas autorisées dans le cadre du RGPD (Règlement général sur la protection des données) en Europe. Nous allons devoir aménager cette réglementa­tion européenne le temps de l’épidémie, et uniquement pendant cette période, dans l’objectif de mieux la contrôler.

Par ailleurs, un pays comme l’Australie est à la pointe en matière de séquençage. Depuis le début de la pandémie, il est l’un de ceux qui séquencent le plus massivemen­t. L’épidémiolo­gie moléculair­e y est bien plus précise que chez nous. Grâce à cela, les Australien­s ont pu identifier les différente­s souches, remonter des chaînes de contaminat­ion, ils bénéficien­t ainsi d’une bien meilleure compréhens­ion de la circulatio­n des divers variants sur leur territoire.

N’y a-t-il pas une résistance culturelle, notamment en France, face à toutes ces mesures ?

Rappelons-nous juste qu’il y a un an, on disait que seuls les Asiatiques pouvaient porter des masques dans l’espace public… Aujourd’hui, tout le monde en porte dans les transports publics, dans les magasins, et, selon les cas, même dans les rues, preuve de notre très rapide adaptation. Les Asiatiques ne comprennen­t d’ailleurs pas nos débats sur le caractère intrusif et liberticid­e de l’utilisatio­n qu’ils font des outils technologi­ques, quand, dans le même temps, nous n’hésitons pas en Occident à restreindr­e la liberté de mouvement de toute la population, l’assignant à résidence pendant de très longues périodes, ce qu’ils ont réussi à éviter chez eux. Et je parle de la Corée du Sud, du Japon ou de Taïwan, qui sont des démocratie­s.

Le discours que vous tenez, nous l’entendions déjà à l’issue du premier confinemen­t, avec le résultat que l’on sait... Pourquoi cela fonctionne­rait-il davantage aujourd’hui ?

Il faut comprendre que l’état de préparatio­n à l’égard de la pandémie était très différent en Europe et en Asie. Si les Asiatiques ont été si performant­s, c’est probableme­nt parce qu’ils ont su tirer des leçons de la crise du Sras en 2003. A Singapour ou à Taïwan, les plans pandémies ne dormaient pas dans des cartons en décembre 2019, mais ils étaient régulièrem­ent actualisés. La politique « zéro Covid » s’est mise en place dès le début du mois de janvier 2020 dans ces pays que je qualifie de « champions » dans la riposte contre cette pandémie.

Aujourd’hui, un an plus tard, les Etats européens sont désormais en capacité de mettre en oeuvre une grande partie de cette stratégie. On a les masques, les gels hydroalcoo­liques, l’infrastruc­ture du testing, on sait contrôler les frontières de l’espace Schengen… Il y a encore un travail à effectuer sur la ventilatio­n dans les restaurant­s, les bars ou dans les salles de classe. Et en Europe, on ne sait pas non plus rechercher les contacts de façon rétrospect­ive. Mais si la France retombait à moins de 1 000 cas par jour, il est certain que les agences régionales de santé seraient rapidement en mesure de le faire. Il reste aussi à préparer une réponse coordonnée au sein de l’espace Schengen, à savoir isoler efficaceme­nt les personnes infectées des individus bien portants, et à mieux utiliser nos traces digitales. Nous sommes « en capacité », mais pas encore tout à fait prêts, comme vous pouvez le constater !

Parmi ces « champions » de la lutte contre le Covid-19, il y a des régimes autoritair­es, mais aussi démocratiq­ues, voire libéraux, comme la Norvège et la Finlande. Il n’est pas facile de faire une typologie du pays gagnant. Cependant, face au virus, tous ont été proactifs, et non pas réactifs. C’est peut-être une piste à explorer ? ✸

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A Melbourne, le 9 février, l’Open d’Australie réunit des spectateur­s non masqués.
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Antoine Flahault : « Il faut tout faire pour éviter une troisième vague plus forte. »

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