Abram de Swaan : « La haine monte chez les hommes qui refusent l’émancipation féminine »
Face au recul du modèle patriarcal, les tenants de l’ordre ancien ne désarment pas, analyse le sociologue Abram de Swaan. Fondamentalistes et extrémistes de droite sont sur le pied de guerre.
Aux Pays-Bas, il incarne ce que la sociologie peut produire de meilleur. Tout au long de sa carrière, Abram de Swaan, 79 ans, a exploré des sujets aussi variés que les coalitions de gouvernement, l’évolution de l’Etat providence en Europe ou encore les massacres de masse au xxe siècle (Diviser pour tuer. Les régimes génocidaires et leurs hommes de main, Seuil, 2016). Familier du public français – il a enseigné au Collège de France et à Sciences po dans les années 1990 –, cet affable professeur émérite de l’université d’Amsterdam consacre son dernier livre aux femmes. Plus exactement à la détestation qu’elles inspirent aux fanatiques religieux ou d’extrême droite. La domination masculine faiblit à mesure que s’accroît l’émancipation de l’autre moitié de l’humanité, relève le sociologue. Mais elle a encore de très beaux restes dans le monde.
Jamais les victimes de violences sexuelles n’avaient tant parlé et été tant écoutées. Comment interprétez-vous ce tournant ?
Abram de Swaan L’une des raisons de cette libération – et que l’on évoque peu – est que les professions concernées par ce type de révélations se sont féminisées. Grâce à l’élévation spectaculaire du niveau d’instruction des femmes – aujourd’hui, dans presque tous les pays occidentaux, on compte au moins autant d’étudiantes que d’étudiants –, un très grand nombre d’entre elles exercent dans des cabinets d’avocats ou dans la magistrature. Dans les maisons d’édition, les médias, on observe le même phénomène. Si bien que lorsqu’une femme se présente dans ces lieux pour témoigner, elle trouve quelqu’un pour l’écouter et donner un écho à sa parole. Cette libération est aussi due au rééquilibrage des pouvoirs au sein de la société. Les femmes peuvent choisir d’être mère ou non, et la force physique n’est plus aussi déterminante. L’industrialisation, la mécanisation et la révolution numérique valorisent d’autres capacités, comme l’intelligence des problèmes, l’anticipation, etc., dans lesquelles les femmes se montrent aussi performantes que les hommes.
Vous désignez l’extrême droite identitaire comme l’un des grands ennemis du féminisme occidental. Ce courant semble pourtant être plus obsédé par le peuple ou la « race blanche » que par le sort du sexe féminin, non ?
Pour ces militants, la « maison » nationale a été édifiée au fil des millénaires grâce aux briques constituées par les familles. Celles-ci sont la pierre angulaire du peuple, elles doivent donc rester fortes et saines. L’homme a pour mission de défendre sa famille, et son épouse, dont le rôle premier est d’engendrer de futures générations de suprémacistes prêts à se battre pour la « race blanche », de se montrer solidaire avec lui. Mais, pour que l’homme remplisse ce rôle de protecteur, il faut une menace. Ce sont les marxistes, accusés d’avoir inventé le féminisme, de même que les musulmans, les juifs, les Noirs… Dans son manifeste, le terroriste norvégien Anders Breivik [NDLR : il a causé la mort de 77 personnes en 2011] attribuait aux féministes l’intention de dissoudre la famille occidentale en menant une guerre culturelle.
De plus en plus de « masculinistes » s’activent sur la Toile. Font-ils alliance avec ces combattants identitaires ?
La plupart de leurs sites se situent à droite, mais ces « mâles alpha », comme ils s’appellent – pour signifier la puissance de leur virilité –, sont surtout préoccupés par les menaces que feraient peser l’avant-garde féministe et les homosexuels sur les « vrais hommes ». Un autre groupuscule bien distinct, les incels [« célibataires involontaires »], accuse les femmes d’être trop exigeantes et de les maltraiter. Les incels ne sont malheureusement plus anecdotiques depuis qu’Elliot Rodger, un Américain de 22 ans, a tué six personnes en 2014, imité quatre ans plus tard, à Toronto, par Alek Minassian, qui a écrasé 10 personnes avec sa camionnette.
L’orthodoxie religieuse contribue également à contrarier le mouvement d’égalité des sexes. Là encore, dites-vous, il ne s’agit pas d’alliance à proprement parler, mais de convergence de forces…
Hormis le cas de Trump et de son pacte avec les protestants évangéliques, ces mouvements ne luttent pas ensemble. En revanche, ils partagent la conviction que la supériorité du mâle sur la femme – leur héritage sacré – a été sapée, et ils utilisent la religion pour maintenir le joug masculin. D’une manière générale, tous les courants fondamentalistes, qu’ils relèvent de l’islam, du christianisme, du bouddhisme, de l’hindouisme ou du confucianisme, intensifient l’oppression exercée sur les femmes. Le groupe Etat islamique, par exemple, dispose d’un corps de police exclusivement féminin, la brigade Al-Khansa, dont la mission consiste à contrôler les femmes, et à sévir si besoin. Sans aller aussi loin, l’Eglise catholique d’Amérique latine proclame, elle aussi, en toute quiétude, une doctrine fanatiquement antiféministe.
Laquelle ?
Les femmes ne peuvent pas disposer de leur corps, interrompre leur grossesse – regardez comment le Brésil a durci cet été sa législation sur l’avortement. En Amérique du Sud et en Amérique centrale, la théologie progressiste de la libération a été balayée depuis les années 1960 par un conservatisme qui repose entièrement sur la doctrine de l’Eglise, laquelle bénéficie de puissants relais au sein du pouvoir politique. Le « machismo » – écho au macho latino qui veut mettre toutes les femmes dans son
lit – s’allie au marianisme : un idéal inspiré par la vénération de la Vierge, selon lequel la femme doit prendre exemple sur la mère du Christ et souffrir sans mot dire, en accédant à tous les désirs de son mari. Ces dernières décennies, les protestants évangéliques, de plus en plus présents sur le continent, sont venus renforcer ce cadre moral.
Votre livre souligne aussi de façon saisissante combien, dans de nombreuses régions du monde, le patriarcat fait toujours régner la terreur sur les femmes. Sous quelles formes ?
En X Afrique, au Moyen-Orient, en Indonésie, les mutilations génitales dxexs xpextites filles se pratiquent encore très couramment. Et si le nombre de meurtres de bébés filles à la naissance – notamment en Chine et en Inde – est en baisse, c’est parce que la banalisation de l’échographie permet de pratiquer un avortement « sélectif » quand le foetus n’est pas du genre masculin. La vie d’une fillette continue à valoir moins que celle d’un garçon. Perdurent aussi les crimes d’honneur si la jeune femme a eu une relation non autorisée par sa famille, ou les mariages de petites filles, dont certaines n’ont même pas 10 ans. Cette forme de pédophilie légalisée se rencontre principalement en milieu rural et dans les régions où la culture de l’honneur familial est le plus développée : en Asie du Sud, dans les pays islamiques, en Amérique latine. La fillette n’est pas qu’une monnaie d’échange économique : il s’agit de protéger le groupe des débordements que sa sexualité pourrait engendrer en la faisant passer de l’emprise familiale à l’emprise conjugale. Sur le continent américain, ces mariages sont pratiqués dans les communautés religieuses très strictes.
Y compris en Amérique du Nord !
Oui, parce que certains Etats acceptent les unions avec une mineure. D’après les estimations de l’organisation Unchained at Last, environ 200 000 jeunes filles de moins de 18 ans ont été mariées entre 2000 et 2015.
Les sociétés patriarcales placent l’honneur au centre des rapports entre les deux sexes, alors que la modernité valorise l’autonomie de l’individu. Est-ce ce renversement des valeurs qui, au fond, pose le plus de problèmes aux hommes ?
Il est effectivement encore difficile pour un homme de reconnaître la femme comme son égale à cause du fameux « honneur masculin ». Moi-même, il m’est arrivé de trouver que mon épouse, qui avait beaucoup de personnalité, et une voix très forte, prenait parfois trop de place dans les discussions avec nos amis. Mais comment aurais-je pu ne jamais tomber dans ce piège, alors que j’ai respiré comme presque tout le monde les particules fines de la domination masculine durant toute ma jeunesse ? Nous venons d’une tradition patriarcale dont nous partageons tous, hommes comme femmes, les préjugés. L’honneur, néanmoins, est peut-être l’un des sentiments les plus sous-estimés de notre société bourgeoise. Quand j’en parle dans mes cours, mes étudiants sont d’abord très peu réceptifs. Mais quand je demande : « Y a-t-il dans cette salle le fils d’une prostituée ou le descendant d’un collabo ? », ils comprennent tout de suite. Le problème est à la fois culturel et économique. Il y a encore peu, les salariés modestes, les petits entrepreneurs étaient très fiers de pouvoir nourrir leur famille avec leur seul salaire, ce qui permettait à leur épouse d’éduquer les enfants et de s’occuper de la maison, comme de bonnes familles bourgeoises. Leurs parents, eux, n’avaient pas eu les moyens de le faire. Cette fierté s’est érodée.
Raison pour laquelle vous n’appréciez pas que les féministes critiquent les tâches domestiques ?
Les femmes qui les assume se sentent insultées plutôt que comprises. Ce n’est pas non plus la meilleure manière d’inviter les hommes à partager la charge ménagère ! Face au reflux de la domination masculine, la haine monte, mais il est compréhensible que certains résistent – aucun groupe dirigeant ne renonce à sa position de supériorité sans combattre. A nous, les hommes, de passer du modèle du commandement à celui du consentement mutuel avec les femmes. ✸
« Face au reflux de la domination masculine, il est compréhensible que certains résistent : aucun groupe dirigeant ne renonce à sa position de supériorité sans combattre »