Les Murs blancs : une communauté d’« Esprit »
Un livre* retrace l’épopée de cette copropriété fondée par Emmanuel Mounier et qui, de Paul Ricoeur à Jean-Marie Domenach, fut le QG des chrétiens de gauche.
C’était un phalanstère sans sexualité débridée. Une communauté d’Esprit plus que de corps. Sis au 19, rue d’Antony, à Châtenay-Malabry (Hauts-de-Seine), les Murs blancs ont été le QG intellectuel des chrétiens de gauche. Un mur d’enceinte, deux bâtiments principaux, l’un jaune, l’autre blanc. Et un splendide parc avec un verger et des arbres à foison : pins, séquoias, tulipier de Virginie, ginkgo fleurissant… C’est ce cadre que choisit le charismatique philosophe Emmanuel Mounier (1905-1950) pour donner une application pratique à son « personnalisme », courant spiritualiste cherchant une quatrième voie entre capitalisme, fascisme et communisme.
Fondateur de la revue Esprit en 1932, pilier de ce qu’on appellera des décennies plus tard la « deuxième gauche », ce catholique révolutionnaire souhaite un havre de paix « loin de l’égoïsme de la petite bourgeoisie urbaine », mais suffisamment proche de Paris. En 1939, le psychologue Paul Fraisse et lui acquièrent les Murs blancs grâce à un appel aux dons.
L’ambition est d’en faire le centre de la revue, mais aussi un projet éducatif destiné à former les générations futures à la société idéale qu’ils fantasment. A défaut d’utopie, les Murs blancs deviendront, aprèsguerre, une copropriété concentrant des vedettes universitaires passées par la Résistance. Outre
Mounier et Fraisse s’y installent Henri-Irénée
Marrou, historien de l’Antiquité, ou encore Jean-Marie
Domenach, dit « Jim », héritier d’un Mounier disparu de manière précoce. En juillet 1957, la communauté se met sur son 31 pour accueillir un protestant, le jeune et brillant Paul Ricoeur, qui emménage au rez-de-chaussée de l’ancienne orangerie. Bientôt, les Murs blancs voient défiler une nouvelle génération d’intellectuels, dont beaucoup sont liés à l’Union nationale des étudiants de France – la fameuse Unef –, tels Jacques Julliard, Alain Touraine ou Paul Thibaud.
Petits-enfants de « Jim », Léa et Hugo Domenach gambadaient les dimanches après-midi dans ce parc enchanteur, ignorant qu’« oncle Paul » était l’un des philosophes les plus en vue. Pour rattraper le temps perdu, ils racontent aujourd’hui l’aventure de cette drôle de communauté. Tout le charme de leur livre est de mêler la grande épopée intellectuelle aux trivialités et rancoeurs de voisinage. Non sans courage, la bande d’Esprit s’est engagée contre le totalitarisme soviétique et en faveur de l’anticolonialisme. Face aux menaces de l’OAS sur les Murs blancs, ils doivent, en 1961, partager des tours de garde. Jean-Marie Domenach invente l’expression « société de consommation », une évolution que nos personnalistes abhorrent, même si téléviseurs et machine à laver font leur entrée à Châtenay-Malabry. Sans surprise, ces purs esprits s’avèrent parfaitement incompétents pour les tâches d’entretien du grand parc, devant vite le déléguer à du petit personnel. Chantre du développement de l’âme et du corps, Mounier s’illustrait par sa maladresse. Et, si les enfants ont pour consigne de nommer les adultes « oncle » ou « tante », ces derniers rechignent à respecter leurs obligations communautaires. « L’égoïsme de la petite bourgeoisie urbaine » vilipendée par le fondateur a vite refait surface.
Les Murs blancs ne protègent pas de l’air du temps. Après Mai-68, nos révolutionnaires chrétiens se découvrent conservateurs. Le choc des générations devient frontal lorsque le jeune Christophe Donner (futur chroniqueur de L’Express) squatte avec le réalisateur Jean-Michel Barjol, s’imposant comme le protégé de Paul Ricoeur. Il est l’ami de son fils, Olivier Ricoeur, homosexuel alcoolique et éthéromane, principale source de tensions au sein de la copropriété. « La tragédie, c’est la paternité », soupire le philosophe, qui, comme les autres résidents des Murs blancs, ne brille pas dans ce domaine. « Part d’ombre de la communauté », Olivier se suicide en 1986. Pour nombre des enfants des Murs Blancs, parmi lesquels se trouvent la philosophe féministe Geneviève Fraisse, le sinologue Jean-Luc Domenach ou son frère journaliste Nicolas Domenach, les combats et les carrières prestigieuses de leurs parents auront été écrasants.
Devenu une célébrité tardive, Paul Ricoeur a l’oreille de Michel Rocard et de Jacques Delors, compagnons de route d’Esprit. Guère doué pour la filiation génétique, le penseur aime en revanche la transmission. En 2000, un étudiant de Sciences po se rend chaque semaine à Châtenay-Malabry pour assister le philosophe octogénaire : Emmanuel Macron. « Vous êtes un peu injustes avec Paul. Il n’était sans doute pas fait pour la vie communautaire », dira le président aux auteurs après avoir attentivement lu leur manuscrit. « Les Murs se détruisent et ne se reconstruisent pas », confiait Ricoeur, désemparé face à la décrépitude de la propriété. C’est toute la grâce de ce livre que de reconstituer la splendeur (et les misères domestiques) de cette communauté, comme de faire revivre une époque où l’on croyait encore que la philosophie pouvait changer le monde. ✸
Si les enfants ont pour consigne de nommer les adultes « oncle » ou « tante », ces derniers rechignent à respecter leurs obligations communautaires. « L’égoïsme de la petite bourgeoisie urbaine » a vite refait surface