L'Express (France)

Les Murs blancs : une communauté d’« Esprit »

Un livre* retrace l’épopée de cette copropriét­é fondée par Emmanuel Mounier et qui, de Paul Ricoeur à Jean-Marie Domenach, fut le QG des chrétiens de gauche.

- * Les Murs blancs, par Léa et Hugo Domenach. Grasset, 320 p., 20 €. THOMAS MAHLER

C’était un phalanstèr­e sans sexualité débridée. Une communauté d’Esprit plus que de corps. Sis au 19, rue d’Antony, à Châtenay-Malabry (Hauts-de-Seine), les Murs blancs ont été le QG intellectu­el des chrétiens de gauche. Un mur d’enceinte, deux bâtiments principaux, l’un jaune, l’autre blanc. Et un splendide parc avec un verger et des arbres à foison : pins, séquoias, tulipier de Virginie, ginkgo fleurissan­t… C’est ce cadre que choisit le charismati­que philosophe Emmanuel Mounier (1905-1950) pour donner une applicatio­n pratique à son « personnali­sme », courant spirituali­ste cherchant une quatrième voie entre capitalism­e, fascisme et communisme.

Fondateur de la revue Esprit en 1932, pilier de ce qu’on appellera des décennies plus tard la « deuxième gauche », ce catholique révolution­naire souhaite un havre de paix « loin de l’égoïsme de la petite bourgeoisi­e urbaine », mais suffisamme­nt proche de Paris. En 1939, le psychologu­e Paul Fraisse et lui acquièrent les Murs blancs grâce à un appel aux dons.

L’ambition est d’en faire le centre de la revue, mais aussi un projet éducatif destiné à former les génération­s futures à la société idéale qu’ils fantasment. A défaut d’utopie, les Murs blancs deviendron­t, aprèsguerr­e, une copropriét­é concentran­t des vedettes universita­ires passées par la Résistance. Outre

Mounier et Fraisse s’y installent Henri-Irénée

Marrou, historien de l’Antiquité, ou encore Jean-Marie

Domenach, dit « Jim », héritier d’un Mounier disparu de manière précoce. En juillet 1957, la communauté se met sur son 31 pour accueillir un protestant, le jeune et brillant Paul Ricoeur, qui emménage au rez-de-chaussée de l’ancienne orangerie. Bientôt, les Murs blancs voient défiler une nouvelle génération d’intellectu­els, dont beaucoup sont liés à l’Union nationale des étudiants de France – la fameuse Unef –, tels Jacques Julliard, Alain Touraine ou Paul Thibaud.

Petits-enfants de « Jim », Léa et Hugo Domenach gambadaien­t les dimanches après-midi dans ce parc enchanteur, ignorant qu’« oncle Paul » était l’un des philosophe­s les plus en vue. Pour rattraper le temps perdu, ils racontent aujourd’hui l’aventure de cette drôle de communauté. Tout le charme de leur livre est de mêler la grande épopée intellectu­elle aux trivialité­s et rancoeurs de voisinage. Non sans courage, la bande d’Esprit s’est engagée contre le totalitari­sme soviétique et en faveur de l’anticoloni­alisme. Face aux menaces de l’OAS sur les Murs blancs, ils doivent, en 1961, partager des tours de garde. Jean-Marie Domenach invente l’expression « société de consommati­on », une évolution que nos personnali­stes abhorrent, même si téléviseur­s et machine à laver font leur entrée à Châtenay-Malabry. Sans surprise, ces purs esprits s’avèrent parfaiteme­nt incompéten­ts pour les tâches d’entretien du grand parc, devant vite le déléguer à du petit personnel. Chantre du développem­ent de l’âme et du corps, Mounier s’illustrait par sa maladresse. Et, si les enfants ont pour consigne de nommer les adultes « oncle » ou « tante », ces derniers rechignent à respecter leurs obligation­s communauta­ires. « L’égoïsme de la petite bourgeoisi­e urbaine » vilipendée par le fondateur a vite refait surface.

Les Murs blancs ne protègent pas de l’air du temps. Après Mai-68, nos révolution­naires chrétiens se découvrent conservate­urs. Le choc des génération­s devient frontal lorsque le jeune Christophe Donner (futur chroniqueu­r de L’Express) squatte avec le réalisateu­r Jean-Michel Barjol, s’imposant comme le protégé de Paul Ricoeur. Il est l’ami de son fils, Olivier Ricoeur, homosexuel alcoolique et éthéromane, principale source de tensions au sein de la copropriét­é. « La tragédie, c’est la paternité », soupire le philosophe, qui, comme les autres résidents des Murs blancs, ne brille pas dans ce domaine. « Part d’ombre de la communauté », Olivier se suicide en 1986. Pour nombre des enfants des Murs Blancs, parmi lesquels se trouvent la philosophe féministe Geneviève Fraisse, le sinologue Jean-Luc Domenach ou son frère journalist­e Nicolas Domenach, les combats et les carrières prestigieu­ses de leurs parents auront été écrasants.

Devenu une célébrité tardive, Paul Ricoeur a l’oreille de Michel Rocard et de Jacques Delors, compagnons de route d’Esprit. Guère doué pour la filiation génétique, le penseur aime en revanche la transmissi­on. En 2000, un étudiant de Sciences po se rend chaque semaine à Châtenay-Malabry pour assister le philosophe octogénair­e : Emmanuel Macron. « Vous êtes un peu injustes avec Paul. Il n’était sans doute pas fait pour la vie communauta­ire », dira le président aux auteurs après avoir attentivem­ent lu leur manuscrit. « Les Murs se détruisent et ne se reconstrui­sent pas », confiait Ricoeur, désemparé face à la décrépitud­e de la propriété. C’est toute la grâce de ce livre que de reconstitu­er la splendeur (et les misères domestique­s) de cette communauté, comme de faire revivre une époque où l’on croyait encore que la philosophi­e pouvait changer le monde. ✸

Si les enfants ont pour consigne de nommer les adultes « oncle » ou « tante », ces derniers rechignent à respecter leurs obligation­s communauta­ires. « L’égoïsme de la petite bourgeoisi­e urbaine » a vite refait surface

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