« En démocratie, même sous pandémie, on ne doit pas distinguer les citoyens », par Laurence Devillairs
Confiner seulement les plus vulnérables est une idée dangereuse. Elle heurte de front notre vision de la République, dont les membres forment un « corps » politique indivisible.
Dans Les Fils de l’homme (1992), la romancière britannique P. D. James imaginait une société de stérilité généralisée, où l’on demandait aux vieux sans avenir de disparaître. S’organisaient ainsi des suicides étatiquement assistés, appelés Quietus : la tranquillité retrouvée… pour ceux qui restent. Car une fois les vieux éliminés, on peut, entre jeunes, se permettre de rêver et d’espérer à nouveau. Se consacrer à l’essentiel : la vie, à tout prix. Ou plutôt la vie avec un prix : car définir qui doit vivre et qui doit mourir, c’est mettre un prix sur la vie, évaluer les existences, les coter, investir ou non pour elles. C’est du calcul plaqué sur du vivant.
Nous ne sommes pas dans cette science-fiction la plus sombre, mais nous entendons certains demander une distinction entre les citoyens, entre ceux qui, par leur âge, devraient s’isoler, et ceux qui, selon le même critère, devraient pouvoir vivre normalement, loin des quarantaines et des confinements. On propose donc de reconfiner seulement les plus âgés, selon un calcul de risques et de bénéfices appliqué à une tranche d’âge. Mais que signifie cette catégorisation au sein d’une république fondée sur l’égalité – pour ne rien dire de la fraternité ? Ce principe d’égalité qui fait qu’un citoyen en vaut tout autre et que tous valent en même façon – formant ensemble ce que l’on nomme le corps politique, ce que Rousseau, en son temps, nommait la « volonté générale ».
On peut distinguer des individus, et par définition, un individu se distingue d’un autre – je suis moi, vous êtes vous –, mais on ne peut pas séparer des citoyens, même sous pandémie. Parler à ce sujet de « catégories » constitue déjà une atteinte à ce tout unifié et indivisible que forme le corps politique, qui est l’ensemble non pas des individus
– tous différents, tous singuliers – mais des citoyens
– tous égaux. Que disait
Rousseau ? Que le politique naît au moment où d’un particulier, on fait un citoyen ; où, en lieu et place de ses désirs et de ses envies, de sa liberté de faire ce qu’il veut, advient le souci du général, une liberté capable de coexister avec celle des autres.
Si certains objectent que cette conception est utopique, on répondra qu’elle est au contraire fondamentale. C’est sur elle que repose notre vision historique du politique : non pas une juxtaposition d’intérêts particuliers, de catégories d’individus, mais une volonté générale, animée d’une même préoccupation pour ce qui est commun.
✸ TOUTE VIE EST IRREMPLAÇABLE
Proposer que certains, parce qu’ils sont vieux, se reconfinent, afin que le reste de la population soit plus libre de ses mouvements, n’est donc pas une solution pragmatique ; c’est une atteinte au principe démocratique de l’égalité de tous et de chacun. Celle-ci, par laquelle existe le corps politique, la chose publique, ne peut pas faire l’objet d’un calcul : elle ne se négocie pas. On a usé et abusé de l’expression « vivre ensemble ». Si vivre ensemble peut permettre de différencier des catégories, puisque cet ensemble n’est finalement rien d’autre qu’une cohabitation, comme entre voisins de palier, la république est tout autre chose : elle fait des individus des citoyens, et ceux-ci forment un tout politique – c’est la fameuse volonté générale de Rousseau.
Ainsi, les solutions les plus prétendument pragmatiques sont peut-être les plus dangereuses : le principe d’utilité pour le plus grand nombre, qui demanderait à certains de se reconfiner, est en réalité « égalitairicide », et en cela liberticide : n’est-ce pas créer des lois privées, des privilèges, que de distinguer les individus ? Le « quoi qu’il en coûte » gouvernemental doit aller jusqu’à l’affirmation qu’aucun Français ne peut être ni distingué ni isolé. Il n’y a en république ni vieux ni jeunes, ni hommes ni femmes, ni restaurateurs ni fonctionnaires. Il n’y a que des citoyens.
Ajoutons, non par sensibilité, mais par principe, que toute vie est irremplaçable : elle ne vaut pas comparée à d’autres, ou selon un calcul d’intérêt, mais par elle-même, parce qu’elle apporte une histoire, des failles et des accomplissements – qu’on ait 80 ou 20 ans. Car, même à cet âge, toute journée perdue est une injustice. Ce ne sont peut-être pas des moyens mais une ambition que réclame notre jeunesse désemparée : que voulons-nous lui transmettre ? Comment lui redonner le goût d’être soi, de s’intéresser, de ne pas « décrocher » ? Ce « quoi qu’il en coûte » est donc, au-delà de son aspect économique, une exigence éthique, soulignant à sa manière que la vie n’a pas de prix, et que toute mort est un scandale. ✸
« Que disait Rousseau ? Que le politique naît au moment où d’un particulier, on fait un citoyen [...] Il repose sur une volonté générale, animée d’une même préoccupation pour ce qui est commun »