L’épreuve du désert, par Sylvain Fort
En nous coupant de l’extérieur, la pandémie nous confronte à ce que nous avons trop coutume de fuir : nous-mêmes.
Confinement, frontières… de ces termes, on débat à l’infini. En vérité, nos existences depuis un an sont régies par l’omniprésence des frontières. Tout en essayant de préserver les apparences d’une vie normale, nous avons, presque sans nous en rendre compte, fait droit à tout ce qui sépare, délimite, enferme. L’Histoire est encore en train de s’écrire, mais, d’ores et déjà, notre géographie quotidienne a muté. Physiquement, matériellement, nous ne vivons plus dans le même monde qu’avant. Une grande part de ce qui en faisait le sel s’est trouvée évincée. La monotonie s’est installée. Nous sommes au désert.
Des puits d’ombre dans nos rues
Nos frontières nationales sont désormais fermées. Alors que, depuis des décennies, nous ne parlions que d’alliés, de partenaires, de voisins, voilà que le voisin est redevenu l’Autre. PCR, quarantaines, motifs impérieux ont recréé la ligne de démarcation entre le compatriote et l’étranger. Le Français urbain qui, hier encore, se sentait plus proche de New York que de Chambon-sur-Voueize (Creuse) reprend racine. Le retour en force de la démarcation territoriale n’est pas nouveau. Lors du premier confinement, certaines régions ont été séparées du reste de la nation et soumises à des règles qui ne valaient pas pour les autres, recréant étrangement l’enclavement lointain des anciennes provinces. Les règles kilométriques des déplacements et l’exigence de sauf-conduits ont encore rétréci le champ de nos allées et venues possibles. La « proximité » que nous faisions mine de priser est devenue une réalité rugueuse. Ce cercle étroit d’action est lui aussi perclus de frontières.
Les commerces ouverts se sont dotés de zones interdites par des rubans et des panneaux comminatoires, sous la surveillance de la maréchaussée. Les mêmes barrières signalent les restaurants, bistrots, musées, salles de spectacle fermés, comme autant d’espaces retranchés de nos vies, ablations tristement visibles la nuit : jadis foyers lumineux, ils sont devenus des puits d’ombre dans nos rues.
C’est dans ce paysage de « no-go zones », d’impasses, de territoires désaffectés ou neutralisés que nous promenons nos carcasses. Ces corps eux-mêmes sont devenus des frontières vivantes. Nous les avons soustraits au contact, débranchés de leur prise sur le réel. Les gestes barrière, si bien nommés, sont cette guérite sévère posée à l’orée de nos corps pour empêcher quiconque de s’en saisir. Les masques, dans le même temps, ont éliminé le visage de l’espace public. Nous sommes condamnés à interpréter des haussements de sourcils ou des plissements d’yeux. L’altérité irréductible du visage dont parlait le philosophe Emmanuel Levinas s’est éteinte derrière un rideau médical. Croisant des inconnus, nous ne savons plus à qui nous avons affaire, de même que nous ne percevons rien d’un être retranché derrière l’écran d’une visioconférence. Nos vies se passent derrière un hygiaphone opaque. Nous avons censuré la part vitale qui fait de notre existence un côtoiement perpétuel. Frayer nous effraie.
Le logis, cette nouvelle forteresse
Une autre borne est posée à heure fixe à nos journées uniformes : le couvre-feu. Frontière temporelle, après laquelle nos existences ne sont plus soumises aux mêmes lois ; frontière physique, puisque la première de ces lois est que nous devons rester chez nous. Le couvre-feu fait du seuil de notre logis non plus un asile, mais un refuge ; non plus un « intérieur », mais une forteresse édifiée pour nous tenir à l’écart de la bataille qui dehors fait rage. Nous y sommes terrés, et avons privé cet espace de sa vocation de sociabilité. Evinçant les amitiés gratuites, nous y avons massivement fait entrer le travail qui rémunère, et ainsi modifié radicalement la nature de nos espaces personnels. L’unité de lieu du personnel et du professionnel exige une ubiquité mentale que nous n’avons pas exercée. Au sein même du foyer, les habitants consignés négocient leur part d’espace. On se découpe des frontières domestiques, on arrange des laissez-passer familiaux. Le réduit, la « pièce à soi » dont parlait Virginia Woolf, devient le dernier carré dont on rêve de protéger la frontière – ce que l’exiguïté des logements, pour beaucoup, ne permet guère. Si le logis est individuel, il devient alors un sanctuaire coupé du reste du monde, une thébaïde où le réel au mieux s’est transmuté en pixels, mais d’où l’humanité s’est absentée.
Une école de résilience
Depuis un an, nos vies s’assèchent. Elles semblent faites de chemins qui ne mènent nulle part. Dépossédés de proche en proche de tous nos repères ordinaires, nous avons entièrement dû reconstruire nos territoires personnels, notre topologie subjective, notre interaction physique avec un monde toujours plus étroit et monotone. Nous vivons l’épreuve du désert, familière aux textes sacrés. Défaisant un à un les fils de notre vie sociale, la pandémie nous a calfeutrés dans un quant-à-soi qui nous confronte à ce que nous avons trop coutume de fuir : nous-mêmes. La redécouverte d’espaces intérieurs flétris par la course en avant de nos existences ordinaires, le goût retrouvé de la saveur des jours, ont pu un temps susciter un peu de soulagement et de paix, obscurcis cependant par la détresse et la mort. Ce temps est fini. Le désert doit être une école de résilience, si bien décrite par Saint-Exupéry : « Ce qui embellit le désert, c’est qu’il cache un puits quelque part. » ✸