L'Express (France)

Philippe Delerm, la jubilation du minimalism­e

Avec La Vie en relief, son livre le plus intime, l’auteur entrouvre la porte de ses souvenirs familiaux et revient sur les menus plaisirs du quotidien. Un bel exercice de nostalgie joyeuse.

- PROPOS RECUEILLIS PAR MARIANNE PAYOT

A70 ans, il a la barbe blanche, et pourtant un air d’éternel ado. C’est dans sa maison normande que Philippe Delerm a composé, avant et pendant le confinemen­t, La Vie en relief. Qui donne quelques-unes des clefs de sa juvénilité, de ses trentesept ans en tant que prof de collège à la compagnie émerveillé­e de ses deux petits-enfants – les fils de Vincent, le chanteur –, en passant par l’amour qui le lie depuis un demi-siècle à sa femme. Ce livre, nous confie-t-il en substance, est né de cette impression unique de savourer une espèce d’éternité alors même que le corps commence à faire des siennes. « C’était comme des vases communican­ts, un moment chouette », résume l’auteur de La Première Gorgée de bière et autres plaisirs minuscules, succès colossal en 1997. Alternant le « je » et le « on », Delerm égrène ses bonheurs et les petites réjouissan­ces de la vie : la quête du cèpe, le shoot dans une cannette de bière, les spectacles de Vincent à la Cigale, l’obtention du bac, les dimanches chez les cousins de Courbevoie… Pour L’Express, il commente des extraits de sa prose.

« C’est ça mon vrai métier, bouilleur de cru du temps qui m’est donné »

Philippe Delerm J’ai fait le lien entre les conciliabu­les que j’entendais dans la ferme de mes grands-parents paternels autour de la loi sur les bouilleurs de cru et l’écriture. Car, finalement, écrire, c’est peut-être cela aussi : rêver de faire de la vie transparen­te un alcool fort. Les choses me sont venues très lentement – pendant dix ans, j’ai envoyé des manuscrits sans être publié et j’ai dû attendre quinze autres années avant de connaître le succès. Je n’en reviens toujours pas : cette transforma­tion de la vie en livre, en sujet qui n’en est pas un, est restée pour moi magique. C’est ça « la vie en relief ». J’en veux pour exemple ce que j’ai appelé

« la tragédie des espadrille­s mouillées ». J’ai un souvenir très fort de l’écriture de ce texte, le premier paragraphe de La Première

Gorgée de bière…, au cours de laquelle j’ai ressenti la jubilation du minimalism­e. Après la notoriété imprévue survenue avec ce livre, tout le milieu littéraire parisien a trouvé ça génial, puis, comme j’avais surgi de nulle part et ne faisais partie d’aucune coterie, on a commencé à me tomber dessus. Ainsi, quand j’ai publié un texte lyrique sur le ronron du réfrigérat­eur, on s’est écrié : « Delerm, ça va, mais faut pas pousser. » Moi, je persiste et signe.

« Je vis la vie de Paul Léautaud »

Oui, je lis son Journal quotidienn­ement. Je suis sûr que Léautaud aurait détesté ce que j’écris, et mon tempéramen­t d’écrivain. Il est mon opposé, mais peu importe. Le style du Journal littéraire est particuliè­rement vivant et, même si la littératur­e qui m’habite profondéme­nt est celle de Proust, Paul Léautaud et Jules Renard font partie de mes professeur­s d’écriture, des professeur­s de sveltesse, d’économie de moyens. Quand j’étais plus jeune, j’avais tendance à avoir une phrase qui se voulait très musicale ; avec les années qui passent, je préfère aller vers une écriture plus précise, plus pointue. Et puis, j’ai évolué : aujourd’hui, je ne pense plus que l’humour peut être déplacé.

« Le bonheur, c’est d’avoir quelqu’un à perdre »

C’est la phrase de ma vie, en effet. Dans ce livre, j’ouvre la porte de mon espace familial. A propos de ma mère, j’écris : « Quand on a été aimé comme ça, on ne peut pas faire de sa vie absolument n’importe quoi. » Au fil des années, je me suis évertué à transforme­r ce qu’on m’avait donné en quelque chose, et ce quelque chose, c’est l’écriture. Beaucoup plus tard, j’ai eu le sentiment de n’avoir pas été assez triste quand ma mère est morte. J’ai résolu le problème en me disant que c’est parce qu’en fait, elle est vivante. Toute autre a été ma relation avec mon père, lui aussi instituteu­r – il a été mon prof en CM1 et CM2. J’avais une certaine distance à son égard. Quand j’ai ouvert Le Grand Meaulnes d’Alain-Fournier en 5e et que j’y ai lu : « Mon père, que j’appelais M. Seurel, comme les autres élèves », je me suis reconnu. J’appelais mon père M. Delerm. Cela aurait pu être une forme de complicité, de clin d’oeil, mais ce n’était pas le cas.

« Un jour étant à court de fleurs… »

Et puis vint ma femme, Martine. J’ai déjà évoqué notre rencontre « un jour pluvieux de janvier 1970 » dans mon troisième livre,

Le Bonheur. Tableaux et bavardages. Dans les années 1980, le bonheur n’était pas un concept à la mode. Renaud chantait : « Le bonheur, c’est un truc de minable » ; et Gainsbourg écrivait Fuir le bonheur de peur qu’il ne se sauve. Rien à voir avec le

feel good actuel. Maintenant, c’est devenu vendeur de parler du bien-être et de zénitude. Cela m’horrifie, je ne ressens pas du tout le bonheur comme une morale, mais comme une chance. Je l’ai rappelé récemment à l’occasion de la disparitio­n d’Anne Sylvestre, car, le 22 janvier 1970, pour déclarer, à 19 ans, ma flamme à Martine, je lui ai simplement dit : « Un jour étant à court de fleurs… » C’était gonflé car la chanson Un coeur sur les bras

« Même si la littératur­e qui m’habite profondéme­nt est celle de Proust, Paul Léautaud et Jules Renard font partie de mes professeur­s d’écriture, des professeur­s de sveltesse, d’économie de moyens »

d’Anne Sylvestre n’était pas très connue. A l’époque, je chantais en m’accompagna­nt à la guitare les chansons de Barbara, de Félix Leclerc, de Jean Ferrat… Et j’ai continué ainsi, une heure par semaine, pendant mes trente-sept ans d’enseigneme­nt. J’avais un peu l’image du prof à la guitare ; d’ailleurs, souvent, on pensait que j’étais prof de musique et non de lettres.

Enfin, il y a Vincent, sa femme et leurs enfants, Sacha et Simon. On est une petite cellule familiale, mais comme le dit Simon, 10 ans : « Si on était davantage, il y aurait des embrouille­s. » Très jeune, Vincent s’est pris de passion pour toutes les formes de spectacle, dont le cirque. Ensemble, on a chassé les chapiteaux dans les villages de Normandie. Je continue avec mes petits-enfants, de même que je joue au foot avec eux et que je vais voir certains de mes anciens élèves qui évoluent dans l’équipe de Beaumontle-Roger. C’est comme cela qu’on garde son esprit d’enfance.

« J’ai une dispositio­n à ne jamais m’ennuyer »

Et, en même temps, je crois que j’ai toujours aimé l’ennui, qui est constituti­f d’une personnali­té. Aujourd’hui, les mercredis des enfants sont saucissonn­és entre de multiples activités. Quand j’étais jeune, il n’y avait rien de tout cela ; il était en outre normal de rester à table à entendre des conversati­ons sans fin, dans une sorte de lévitation cotonneuse. Il y avait une espèce de volupté particuliè­re à transforme­r ce moment peu excitant en rêverie. Mais alors, pourquoi appeler cela l’ennui ? Il faudrait peut-être trouver un autre mot.

« Ma belle inquiétude »

Mon bonheur est indissocia­ble d’une anxiété latente. Le hiatus est d’avoir connu la notoriété grâce à un texte sur les petits plaisirs. J’ai une étiquette d’épicurien, alors que, pour moi, l’épicurisme est lié à l’angoisse de la disparitio­n. Le bonheur est une chance absolue tout en étant une prise de risque absolue. ✸

LA VIE EN RELIEF PAR PHILIPPE DELERM.

SEUIL, 240 P., 17,50 €.

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L’écrivain livre sa vision du bonheur, « une chance absolue ».

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