L'Express (France)

Ne nous laisse pas entrer en tentation…

- LOUIS-HENRI DE LA ROCHEFOUCA­ULD

Acause de leur humour cassant, de leur goût pour les idées et la pédagogie, les jésuites ont souvent l’image d’intellectu­els dégagés de la matière – l’exemple le plus extrême étant sans doute le personnage de Naphta dans La Montagne magique

de Thomas Mann. Bien sûr, ils ne sont pas de purs esprits, ni des petits saints, et le célèbre cas du cardinal Daniélou, retrouvé mort chez une prostituée en 1974, rappelle qu’eux aussi peuvent être soumis à la tentation, et y céder. Ce duel entre l’idéalisme et la chair est au coeur du premier roman de Paul Auer, Les

Amants de Jésus, qui met en scène un jésuite tourmenté par son attirance pour les hommes. Dans Portrait de l’artiste en jeune

homme, James Joyce racontait ses études dans un collège de cette congrégati­on. Ce livre pourrait en être la suite : « Portrait du novice en jeune gay ».

Dès son entrée dans la Compagnie de Jésus (le vénérable ordre d’Ignace de Loyola approuvé par le pape en 1540), le narrateur ouvre les yeux. En parallèle de sa formation, pour faire oeuvre de charité tout en allant vers un milieu qui l’aimante, il s’engage dans une associatio­n de lutte contre le sida. Il se retrouve à écumer les saunas et en apprend de belles : tel père, on le croisait dans toutes les backrooms de Paris ; tel autre, c’était plutôt dans les bars sado-maso. Et combien de décès de jésuites causés par le VIH avaient dû être camouflés en leucémies ? On ne leur jettera pas la première pierre. Au vrai, christiani­sme et homosexual­ité ont toujours fait bon ménage : que l’on songe à Confession d’un masque, dans lequel l’écrivain japonais Yukio Mishima raconte avoir ressenti ses premiers émois érotiques face à un tableau de saint Sébastien transpercé de flèches. Notre jésuite, lui, a du mal à se tranquilli­ser : peut-il être ordonné alors qu’il se découvre peu à peu un visage qu’il ne se soupçonnai­t pas ? En attendant de savoir s’il doit continuer ou défroquer, il analyse ses semblables au cours de longues digression­s captivante­s d’intelligen­ce et de sensibilit­é.

Dans son essai Sodoma. Enquête au coeur du Vatican,

Frédéric Martel entendait distinguer « 50 nuances de gay » ayant cours dans l’actuelle Eglise catholique. Cherchant la polémique, tournant vite à la répétition, son livre se révélait indigeste. Aucune lourdeur théorique dans ces Amants de Jésus, à la plume nettement plus subtile, où la seule question qui vaille est celle de la vérité. S’il fallait trouver un précédent à ce roman atypique, on ne pourrait guère citer que Le Jésuite parfait de Furio Monicelli, publié en 1960 et salué à sa sortie par Cristina Campo. Paul Auer s’inscrit dans la famille de cette dernière. On peut parler de foi et de philosophi­e avec poésie. Alternant mélancolie et drôlerie, Auer a une manière proustienn­e de creuser les psychologi­es et leurs ambiguïtés. Son héros voulait devenir « un chef-d’oeuvre de sainteté ». Il sera resté un pauvre pécheur, comme nous tous. L’auteur, lui, est absous par son style. ✸

LES AMANTS DE JÉSUS PAR PAUL AUER.

LE CHERCHE MIDI, 320 P., 19 €.

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