« Génération sacrifiée » ?, par Pierre Assouline
L’histoire et la mémoire ont consacré l’expression. Mais cela n’a pas suffi à la protéger. Faudrait-il la sanctuariser ?
Jusqu’à quand va-t-on continuer un peu partout à évoquer la situation des étudiants comme celle d’une « génération sacrifiée » sans le moindre souci de la résonance historique d’une telle expression ? D’autres catégories estiment être sacrifiées sur l’autel de la raison sanitaire : restaurateurs, voyagistes, hôteliers, commerçants, propriétaires de salles de théâtre et de cinéma, sportifs, etc. Mais, s’agissant des étudiants, c’est la seule catégorie pour laquelle on insiste sur la dimension générationnelle du sacrifice, même s’il se trouve toujours un président d’université pour préciser in fine : « Il faut relativiser… » Il y a bien eu çà et là de timides tentatives du côté de la « génération perdue », mais vouées à l’échec tant l’écart est grand entre le désarroi des étudiants faisant la queue pour obtenir un repas gratuit et la vie quotidienne des écrivains américains expatriés à Paris entre les deux guerres, d’autant que la situation des Hemingway, Fitzgerald, Dos Passos, Pound et autres, pour désenchantés qu’ils fussent, n’avait rien de tragique, le roman
Paris est une fête en témoigne.
Formulée jusqu’à l’indécence
Depuis un siècle que l’on parle donc de « génération sacrifiée », la formule a travaillé comme on le dirait du bois dans une charpente. Son étonnante souplesse d’usage l’a galvaudée jusqu’à l’indécence, le mot n’est pas trop fort lorsqu’on se remémore ce qu’elle recouvre à l’origine : ces centaines de milliers de garçons qui eurent le malheur d’avoir 20 ans en 1914, de survivre quatre ans durant dans des conditions inhumaines au front dans les tranchées, d’y mourir ou d’en revenir atrocement mutilés, défigurés, traumatisés. Ces combattants d’autrefois, de l’âge de nos étudiants d’aujourd’hui, n’avaient pas le blues, mais la peur au ventre. Ils n’affrontaient pas la précarité, mais l’horreur. Ce n’étaient pas les écrans des ordinateurs à l’issue des cours en ligne qui leur abîmaient les yeux, mais le gaz moutarde qui les rendait aveugles. Cela n’a pas empêché des sociologues de parler il y a vingt ans de « génération sacrifiée » pour désigner les jeunes entrant sur le marché du travail, contre d’autres sociologues qui battaient en brèche l’idée que les générations succédant à celle du baby-boom aient été sacrifiées. N’empêche que, selon un récent sondage de l’Ifop,
62 % des jeunes « se vivent complètement comme une génération sacrifiée » tant la crise bouleverse leur mode de vie.
L’enjeu mémoriel fait la différence
Qu’importe si un groupe punk décidait de se baptiser « Les Trente Glorieuses ». Nul n’est propriétaire d’un label historique. Passe encore que l’on emploie « surréaliste » à tort et à travers, au mépris de ce que représenta le surréalisme dans l’histoire littéraire et artistique, quand « irréel » conviendrait mieux. Passe encore que « kafkaïen », « proustien », entre autres, ne subissent pas un meilleur sort. Les analystes du marché du luxe prédisent de nouvelles « années folles » à la sortie de la crise sanitaire, quand la pandémie sera derrière nous, comme ce fut le cas au lendemain de la Première Guerre mondiale et de la pandémie de grippe espagnole dans les années 1920-1929 – et pourquoi pas ?
Mais il est limite de sortir l’expression « années de plomb » du contexte de violence politique et de terrorisme intérieur de l’Italie des années 1968-1982. L’enjeu mémoriel fait la différence, dès lors qu’il touche à une tragédie telle que la guerre. « Déporté », « camp de concentration », « années noires », entre autres, sont des termes non pas confisqués, mais connotés. S’en emparer à d’autres fins en jouant sur leur polysémie n’est jamais innocent en nos temps de vérités truquées. « Génération sacrifiée » devrait être une AOC. Ce qui ne diminuera en rien la détresse et les souffrances des étudiants en temps de Covid. Le fait est que l’Histoire et la mémoire ont consacré l’expression. Manifestement, cela n’a pas suffi à la protéger. Faudrait-il la sanctuariser ?
« J’avais 20 ans... »
Nous revient alors en mémoire le vibrant incipit d’Aden Arabie. On ne saurait trop louer Paul Nizan de nous l’avoir offert pour la première fois en 1931 dans sa dénonciation de l’ordre social colonial. Son essai sous forme de récit de voyage avait la violence d’un pamphlet provocateur, insolent, haineux jusqu’à l’appel au meurtre. Il s’ouvrait par ces mots qui résonnent si puissamment en 2021 par l’esprit de révolte qui les anime et qui ne seraient pas, eux, déplacés ou indécents en la circonstance, la nôtre :
« J’avais 20 ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie. » ✸