Un « amant de la lumière » à l’heure bleue
Peintre danois célébré en son temps, Peder Severin Kroyer connaît enfin sa première grande exposition monographique dans l’Hexagone. Au musée Marmottan Monet, à Paris, et via un film visible en ligne.
La vie de Peder Severin Kroyer (1851-1909) a débuté sous de sinistres auspices. Né en Norvège d’une mère atteinte de troubles mentaux et de père inconnu, il est adopté par sa tante maternelle et son mari, professeur de zoologie, qui s’installent à Copenhague. Il y grandit au côté d’un « frère » aîné – en réalité son cousin –, le fils adultérin que son oncle a conçu avec une autre soeur de son épouse. Ambiance… Talent précoce, Kroyer intègre une école de dessin à 9 ans. Quelques années plus tard, il devient l’une des plus jeunes recrues de l’Académie royale des beaux-arts du Danemark. En 1875, alors qu’il n’a pas 25 ans, deux événements concourent à faire de lui un créateur comblé. L’une de ses toiles réalisées dans un hameau de pêcheurs, près de Hornbaek, est exposée au Charlottenborg, qui vaut reconnaissance officielle. Puis Heinrich Hirschsprung, négociant en tabac, acquiert le tableau et devient le mécène au long cours de l’artiste, qui, jusqu’à sa mort, sera à l’abri de tout souci financier.
Deux ans plus tard, Kroyer séjourne plusieurs mois à Paris. Il se rend au Salon, fait une virée en Bretagne, et se perfectionne chez Léon Bonnat, un maître qui tient atelier avenue de Clichy. En 1878, sa Forge d’Hornbaek, présentée à l’Exposition universelle, est saluée par les critiques français. De retour au Danemark après quelques pérégrinations européennes, Kroyer investit le village balnéaire de Skagen, dans le nord du Jutland. Un cadre préservé qu’il peint à l’envi pour y saisir l’heure bleue. Ce phénomène météorologique, qui précède le crépuscule et se déploie sur les bords de mer septentrionaux, est la séquence centrale des cimaises du musée Marmottan Monet, à Paris, dans ce qui est la plus riche exposition jamais consacrée à Kroyer en France, sous l’égide des commissaires Marianne Mathieu, Dominique Lobstein et Mette Harbo Lehmann. L’artiste a été, au côté de Vilhelm Hammershoi, le peintre danois le plus célébré en son temps. Tandis que son illustre contemporain se distinguait avec ses intérieurs, lui triomphait grâce à la splendeur de ses odes au plein air.
Dans les peintures de Kroyer, chaque format a sa fonction : les petits sont des cadeaux ; les moyens, destinés aux riches commerçants amateurs ; les grands, dévolus aux expositions. Idem pour ses envois au Salon : il y expédie, chaque saison, des oeuvres de registres différents, histoire de ne pas lasser le public et les chroniqueurs. Il passe ainsi des paysages aux scènes de genre et aux portraits, notamment ceux de Marie, sa ravissante femme et peintre éphémère. A Skagen, il saisit sur le vif des enfants nus s’ébattant dans l’eau, évoquant ceux de Joaquin Sorolla, même si rien n’atteste, dans le parcours du Danois, une quelconque référence ou correspondance avec l’Espagnol. Montrée à Marmottan Monet, une fillette, ventre pointé en avant et tête baissée, est le détail préparatoire d’une toile plus imposante, où elle observe, dépitée, des garçonnets s’adonner à la baignade, qui, en tant que représentante miniature du sexe faible, lui est interdite.
« C’était un génie de la composition », résume Dominique Lobstein à propos de celui qu’on surnommait « l’amant de la lumière ». Mais était-il impressionniste, comme le pensent les experts danois ? « Pas du tout », selon l’historien de l’art : « Il y a des motifs comparables, mais la patte et le trait font la différence. » Kroyer puisait plutôt du côté naturaliste, et même symboliste, comme en témoignent certains tableaux, un brin énigmatiques. Les lieux culturels étant fermés, c’est en ligne qu’on (re)découvre ce virtuose méconnu sous nos latitudes : sur les réseaux sociaux du musée, un film retrace son parcours et illustre le voyage exceptionnel, depuis le Jutland jusqu’à Paris, de l’iconique Soirée calme sur la plage de Skagen. ✸
En haut : Soirée calme sur la plage de Skagen, Sonderstrand (Anna Ancher et Marie Kroyer marchant), 1893.