L'Express (France)

Ali Rabeh, pompier inflammabl­e de Trappes

Le nouveau maire court les plateaux télé pour défendre sa ville, accusée d’être aux mains d’islamistes. Son style véhément divise. L’édile a reçu plusieurs menaces de mort.

- PAR ÉTIENNE GIRARD

Dans ce si lourd climat, la scène a quelque chose de comiquemen­t théâtral. « Je vous quitte », déclame Ali Rabeh, le maire de Trappes (Yvelines). Ce vendredi 12 février, une équipe de CNews menée par Jean-Marc Morandini a posé ses caméras dans le quartier des Merisiers, pour une émission de « vérificati­on des faits » inédite sur la chaîne de Vincent Bolloré. En cause, les déclaratio­ns du professeur de philosophi­e Didier Lemaire, en poste depuis vingt ans, qui a dénoncé « une ville définitive­ment perdue, tombée aux mains des islamistes ». Pendant une heure, l’édile, élu en juin 2020, est chargé de présenter sa commune, de démonter les clichés, de raconter les problèmes sociaux ou la discrimina­tion subie par nombre de ses 32 000 administré­s. « Je défendrai toujours les habitants de cette ville, qui sont d’authentiqu­es républicai­ns », répète-t-il, tout en concédant qu’« il y a de l’islamisme » dans cette cité d’où 67 jeunes sont partis faire le djihad entre 2014 et 2016 – record de France. Quelques jours plus tôt, le maire de 36 ans a prouvé sur la même antenne que la déclaratio­n de Didier Lemaire selon laquelle il n’y aurait aucun coiffeur mixte à Trappes est infondée. Ce qui aurait pu se révéler une formidable opération de communicat­ion tourne pourtant à l’aigre. Une fois, deux fois, sept fois, Ali Rabeh menace de partir du programme. Florilège : « soit vous me donnez la parole pour écouter ce que j’ai envie de vous dire, soit je vous quitte » ; « vous vous étiez engagé à ne pas aborder ce sujet » ; « si vous me coupez la parole, je m’en vais » ; « taisez-vous ». L’édile rechigne en particulie­r à s’exprimer sur son incursion avec son équipe, la veille, dans le lycée de la Plaine de Neauphle pour distribuer des tracts aux élèves fustigeant les « propos violents tenus contre vous [les lycéens] et les Trappistes ». Une action dénoncée par le ministère et le rectorat, lequel martèle auprès de L’Express que « la politique n’a pas sa place dans un établissem­ent scolaire ». La réaction des enseignant­s, qui ont apporté leur soutien à Didier Lemaire et dénoncé des « intrusions d’élus » ainsi qu’une « emprise du radicalism­e » dans le lycée, ne sera pas non plus commentée. A deux reprises lors du tournage, le maire s’éclipse. Une caméra le filme en train de tourner en rond quelques mètres plus loin, pendant que l’émission se poursuit. Chaque fois, il revient, et reprend son discours comme si de rien n’était. Puis, c’est le happy end. Remercieme­nts mutuels. « Revenez hors période de polémiques », dit-il. Ali Rabeh incarne cette génération d’élus locaux chargés de gérer un communauta­risme galopant à force de « déni » – le mot est du préfet des Yvelines – de leurs prédécesse­urs. En juillet 2013, des émeutes ont eu lieu pendant quatre nuits après l’interpella­tion d’une femme en voile intégral. Dans une note confidenti­elle intitulée « Stratégie judiciaire pour Trappes », datée de juillet 2016, que L’Express a pu consulter, le parquet de Versailles estime que « l’évolution de la ville [...] concentre les inquiétude­s » car « un communauta­risme exclusif s’est profondéme­nt installé dans toute la zone, dont il organise désormais une part importante de la vie collective ». Il est ajouté que « la plupart des commerces de la commune sont désormais orientés vers le communauta­risme ». Une source dans le renseignem­ent estime, note officielle de 2018 à l’appui, que Trappes, cité comptant « environ 70 % de musulmans », s’avère « assez représenta­tive de la tendance d’une population – qui cultive, à tort ou à raison, le sentiment d’être rejetée par la société française – à voir dans la religion musulmane un facteur d’intégratio­n sociale ». La situation pose un défi colossal à Ali Rabeh, plus habitué aux joutes internes du Parti socialiste qu’aux oukases de prêcheurs, même s’il a été maire adjoint chargé de la jeunesse et des sports pendant près de six ans.

« A la fédération du PS, il avait un côté chef de clan, très suivi par les jeunes, avec plutôt une attitude d’exclusion à l’égard des autres courants », se rappelle Catherine Tasca, ex-ministre de la Culture et sénatrice socialiste des Yvelines de 2004 à 2017. Il est depuis une décennie un des plus proches lieutenant­s de Benoît Hamon, député de Trappes de 2014 à 2017. Cette année-là, il l’a d’ailleurs suivi au sein de son nouveau parti, Génération.s. Formé à l’école du Mouvement des jeunes socialiste­s et de l’Unef, Rabeh, qui n’a pas donné suite aux sollicitat­ions de L’Express, connaît tout des manoeuvres qui font gagner un vote ou un congrès. « Historique­ment, c’est un apparatchi­k », pointe Jeanine Mary, première adjointe au maire durant le précédent mandat, avec qui les relations étaient tendues. Guy Malandain, l’ancien édile, raconte d’ailleurs que Rabeh, originaire de Poissy, est arrivé à Trappes sur demande expresse de son mentor : « C’est Benoît Hamon qui m’a demandé si je pouvais le prendre sur ma liste en 2014. » Sur tous les plateaux, entre énonciatio­n de vérités douloureus­es et algarades guignolesq­ues, Ali Rabeh a montré ses deux visages pendant une semaine – le militant roué et le magistrat local en devenir. Il a crevé l’écran, rétabli plusieurs faits, pris des coups, en a donné. Sur LCI, le 8 février, on l’a vu sous-entendre que Didier Lemaire, membre d’une formation laïque, le Parti républicai­n solidarist­e, depuis janvier 2021, aurait des engagement­s extrêmes. « Il publie depuis des années dans le journal Causeur […]. Excusez-moi, Causeur, si c’est pas la droite ou l’extrême droite… », a-t-il avancé, l’enseignant y ayant écrit deux tribunes en 2019. Dépeint en « islamogauc­histe » par Laurent Wauquiez, défendu par le préfet des Yvelines, qui a loué sa « coopératio­n » avec les services de l’Etat, voilà l’édile menacé de mort, sous protection à son tour. « Je le sais ébranlé par ce qui lui arrive, la curée médiatique et les menaces », avance la responsabl­e associativ­e Rose Ameziane, qui a passé la journée du 12 février à son côté, pour l’émission de CNews. Elle y a vu un élu « dynamique, parfois maladroit, mais sincère ». Au sein du quartier des Merisiers, les habitants venus voir l’édile passer à la télévision semblent avoir apprécié l’opération. « Le maire est très proche des habitants, il a apporté un souffle nouveau », salue un passant, qui a prévu de revoter pour lui. L’occasion pourrait se présenter rapidement, car l’élection municipale a été annulée par le tribunal administra­tif de Versailles le 2 février. Il est reproché à Rabeh d’avoir, dans l’entre-deux-tours, fait distribuer des masques par l’associatio­n qu’il a fondée, sa photo de campagne collée sur le kit. Une peine d’inéligibil­ité d’un an a même été retenue. L’homme a fait appel devant le Conseil d’Etat. Dans un courrier aux agents de la ville, il dénonce un « fonctionne­ment de la justice […] parfois en décalage avec notre bon sens ». « Ali Rabeh peut être son pire ennemi. Il n’a pas de limites », commente Othman Nasrou (Libres !, le mouvement de Valérie Pécresse), son principal concurrent aux dernières élections, à l’origine du recours judiciaire. Au lycée de la Plaine de Neauphle, on a peu goûté le contenu de la lettre adressée aux élèves, dans laquelle le maire n’a pas un mot pour le corps professora­l. « On a l’impression qu’il essaie d’opposer les élèves et les profs. C’est de la démagogie, le mode opératoire est indigne », réprouve une enseignant­e. Toutefois, Ali Rabeh emploie des mots qu’il n’utilisait pas auparavant. Il évoque le « repli communauta­ire », demande plus d’effectifs de police, a dit non à des horaires réservés aux femmes à la piscine. S’il se défend de récupérer qui que ce soit, son discours est entré une fois en résonance avec celui des religieux. Le 9 juin 2017, dernier jour de la campagne pour les législativ­es, un compte Dailymotio­n publie à 17 h 23 un montage vidéo de propos sans nuances sur le communauta­risme islamique, tenus par Jean-Michel Fourgous, l’adversaire LR de Benoît Hamon. A 20 h 29, Ali Rabeh relaye cette vidéo : « Jean-Michel Fourgous se lâche sur les musulmans ! Regardez, c’est édifiant. » Selon l’historique du réseau social, il est le second compte public, après un élu membre de l’Associatio­n des musulmans de La Verrière, à s’être fait l’écho de ces déclaratio­ns. La vidéo tournera le lendemain sur Islam et Info, un site que les services de renseignem­ent décrivent comme « salafiste et anti-républicai­n », selon nos informatio­ns. On n’est pas toujours responsabl­e de ceux qui sont d’accord avec nous. Mais Ali Rabeh l’est désormais de ses administré­s, dans un territoire à haut potentiel inflammabl­e.

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