L'Express (France)

Gangs français, par Abnousse Shalmani

Entre confinemen­ts et revendicat­ions identitair­es, le repli sur soi menace notre société.

- Abnousse Shalmani

En guise d’explicatio­n à l’acceptatio­n générale du confinemen­t au printemps 2020, on avance l’idée d’une sidération. Sidération entretenue par la peur, nourrie par les images nous parvenant du monde entier : rues vides, population­s calfeutrée­s, « drones matons » en Chine, surveillan­ce généralisé­e des « déplacemen­ts-contacts » en Corée du Sud, etc. Nous assistions alors, démunis et peureux, enfermés et assommés, aux répercussi­ons moyenâgeus­es d’une pandémie. Nous avons accepté et tenu bon car nous avions un horizon à portée d’espoir : la fin du confinemen­t. Un an plus tard, nous sommes toujours assommés, toujours en attente, mais de moins en moins capables de supporter l’enfermemen­t, l’absence de liens, la disparitio­n des bulles de décompress­ion que représente la culture. Conséquenc­e encore plus inquiétant­e, le mariage du confinemen­t et de l’obsession identitair­e à tous les étages accouche d’un repli généralisé sur soi, sur ses certitudes, sur sa bande.

La bande, un espace pour exister

Le Figaro nous apprend qu’en 2020, le nombre d’affronteme­nts entre bandes rivales a augmenté de 24 %, soit 357 faits signalés, 218 blessés et 3 morts. Sans exagérer et sans tomber dans une panique stérile, il est intéressan­t de noter que les mineurs représente­nt 70 % des cas et que les réseaux sociaux ont joué un rôle de propagatio­n. Rivalités entre quartiers, rivalités entre groupes, rivalités entre des identités fabriquées à la va-vite sur des bases de plus en plus minimalist­es. Il suffit de passer une rue pour changer de territoire et être en danger. Bien sûr que le phénomène n’est pas nouveau, et nous reviennent en mémoire les « Apaches de Belleville » et de la rue de Lappe des années 1900, puis les « blousons noirs » des années 1960, et (toujours) West Side Story.

Des narrations irréconcil­iables

A la différence qu’aujourd’hui ces bandes éclosent sur un terrain hystérisé par le racialisme, l’indigénism­e, la déconstruc­tion systématiq­ue du passé, mais aussi de la disparitio­n de la mort. Nous ne voyons plus de cadavres, il n’y a plus de veillées, nous enterrons aussi vite que nous éloignons de nos regards rajeunis nos vieux en fin de vie. Les « enfants » surprotégé­s vivent « hors mort », ils ne savent plus qu’elle est une fin, ils n’en ont qu’une conscience limitée entretenue par notre ridicule volonté de les protéger. Cocktail explosif. N’y aurait-il donc rien de nouveau sous le soleil des rivalités entre jeunes, du besoin adolescent de se sentir relié, de se raccrocher à la norme rassurante ? Ce serait oublier l’inédit de la situation. Car cette volonté de séparer, de clôturer nos espaces, de ne pas se laisser « contaminer » par d’autres cultures que la sienne propre, de défendre son bout de territoire a ceci d’unique qu’elle se joue à tous les niveaux. Dans les rues, en famille, dans les discours des politiques, dans les prises de position des artistes « engagés », sur les réseaux sociaux. Partout où il y a débat, partout où vous tendez l’oreille se produit une confrontat­ion ouverte des narrations. Nous avons dépassé l’ère des fake news, nous en sommes déjà à celle des vérités parallèles, de la cohabitati­on des réalités fabriquées sur mesure pour conforter des certitudes simplistes.

Du débat au déni

Didier Lemaire, professeur de philosophi­e depuis vingt ans à Trappes, témoigne de l’islamisati­on à marche forcée de sa ville, mais, surtout, il remarque que s’il était encore possible il y a deux ans à peine de débattre avec ses élèves, ce n’est plus le cas. Les lycéens se taisent, n’échangent plus, écoutent son cours et n’en pensent pas moins. Le débat constructi­f, l’apprentiss­age de la pensée critique qui consiste avant tout à penser contre soi, a déserté l’école républicai­ne. A peine Didier Lemaire a-t-il achevé sa descriptio­n glaçante de l’état de l’école gangrené par le radicalism­e, conforme en tout point au rapport de Jean-Pierre Obin (Comment on a laissé l’islamisme pénétrer l’école), que le maire de Trappes se dresse pour offrir un contre-discours, une contre-narration, en se concentran­t sur des détails qui seraient risibles s’ils n’étaient repris, sans recul critique, et ainsi légitimés (voir notre enquête page 32). Car ce qui importe dans le témoignage du professeur de philosophi­e est la profondeur du mal, la rupture entre la nation et une partie de ses jeunes citoyens, pris dans un conflit de loyauté macabre, qui leur susurre qu’il leur faudrait choisir entre leurs parents et la République. Le maire préfère balader les caméras dans sa ville de plus de 30 000 habitants pour montrer qu’il existe encore quatre salons de coiffure mixte… Ouf ! On aurait pu croire que le problème était plus grave. Mais nous voilà encore sidérés, pris entre deux discours, deux vérités, deux réalités qui finissent par étouffer l’urgence de combattre le séparatism­e. Abnousse Shalmani, engagée contre l’obsession identitair­e, est écrivain et journalist­e.

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