Effacer la dette Covid ? Illégal et inutile !
La crise du coronavirus pèse lourdement sur les finances publiques. Les discussions pour gommer une partie de la dette s’enflamment.
C’est une autre facette du génie français : élever au rang de débat national une question que presque personne ne se pose hors de nos frontières. Et si le pays ne remboursait pas ses dettes ? Et si on les effaçait purement et simplement ? Sous l’impact de la crise sanitaire, tous les Etats ont lâché les cordons de la bourse pour financer en urgence des mesures de soutien économique. Résultat, les déficits publics ont explosé, et les dettes se sont creusées de façon abyssale. En France, l’endettement de la sphère publique (Etat, Sécurité sociale et collectivités locales) s’est alourdi de près de 20 % du PIB l’an passé ! Jamais le pays n’a été aussi obéré en temps de paix. Largement de quoi donner le tournis. Et surtout alimenter cette question lancinante : qui paiera l’addition ? Personne, soutient un collectif d’économistes, majoritairement français – regroupé sous la bannière de Thomas Piketty, professeur à l’Ecole d’économie de Paris –, qui a publié il y a quelques jours une longue tribune dans plusieurs médias de la presse européenne. Facile ! La Banque centrale européenne n’a qu’à passer l’éponge en effaçant de ses comptes les titres de dette publique qu’elle détient. Après tout, l’histoire regorge d’exemples d’Etats – souvent des pays pauvres – ayant fait table rase du passé. D’abord les EtatsUnis, lorsque à la fin de la guerre civile, en 1868, George Washington déclare la dette de la Confédération « nulle ». Ou encore la Pologne, en 1919, quand le traité de Versailles gomme la dette réclamée par l’Allemagne et la Prusse à Varsovie. Mais c’est l’accord de Londres, signé le 27 février 1953, entre l’Allemagne et ses créanciers, qui est dans toutes les têtes : il prévoit, entre autres mesures, une réduction d’au minimum 50 % des montants empruntés par l’Allemagne entre les deux grands conflits mondiaux. « Avec cet accord, on estime que les dettes allemandes ont été rabotées de près de 90 % », pointe John Plassard, chef économiste de la banque Mirabaud. Un effacement qui a été un facteur essentiel du redressement spectaculaire du pays dans les décennies suivantes. Pourquoi ne pas faire preuve d’une telle imagination aujourd’hui, alors même que la dégradation des comptes publics n’est pas le résultat d’une mauvaise gestion, mais de la « guerre » contre le Covid ? Dans cette lutte, les banques centrales, notamment la BCE, ont joué un rôle majeur. Non pas en faisant tourner la planche à billets, mais en rachetant systématiquement aux banques ou aux compagnies d’assurances une partie des titres obligataires émis par les Etats que ces établissements avaient acquis. Ainsi, en un an, la BCE – à travers la Banque de France qui réalise ces emplettes – a contracté pour près de 201 milliards d’euros d’obligations publiques françaises, soit près de 63 % de tous les titres émis sur le marché par le Trésor depuis le début de l’année 2020, d’après les calculs de Stéphane Déo, directeur de la « stratégie marchés » chez Ostrum AM (Natixis). Dans le cas de l’Italie et de l’Espagne, c’est même la totalité des obligations émises qui ont été rachetées. De fait, la BCE a désormais dans ses coffres 26 % du stock total de la dette publique française… Impossible de les annuler en créant de la monnaie, car cela serait contraire au traité de Lisbonne, ne cesse de rétorquer Christine Lagarde, la présidente de la BCE. « Illégal, mais surtout inutile », s’enflamme Eric Dor, directeur des études économiques à l’Institut d’économie scientifique et de gestion (Ieseg School of Management). Car la BCE, depuis qu’elle s’est adonnée à cette pratique en octobre 2014 avec Mario Draghi – donc bien avant la pandémie –, a conservé tout son portefeuille. Une dette perpétuelle qui ne dit pas son nom. En langage de financier, on appelle ça faire « rouler la dette ». « Quand une échéance tombe, par un simple jeu d’écriture une autre dette est émise par l’Etat et acquise par l’institution de Francfort », explique Stéphane Déo. « Rien ne garantit que ce tour de passepasse soit éternel », s’inquiète l’économiste Nicolas Dufrêne (voir également notre interview de Philipp Hildebrand, page 40). Difficile cependant d’imaginer que la BCE et les banques centrales nationales se mettent à vendre en masse les obligations qu’elles ont achetées. Au risque de faire chuter leurs prix, donc de déstabiliser totalement le marché obligataire… et de subir au passage une belle « paume » financière. Des pertes qu’elles seraient obligées d’inscrire au passif de leur bilan – pas forcément une bonne nouvelle pour leurs actionnaires. Or l’actionnaire unique de la Banque de France n’est autre que l’Etat, qui en reçoit chaque année de juteux dividendes. Autrement dit, le système pourrait tenir encore longtemps. Au Japon, cela fait plus de trente ans que le mécano fonctionne.