L'Express (France)

L’espion qui lisait Marx

THE HAPPY TRAITOR. SPIES, LIES AND EXILE IN RUSSIA. THE EXTRAORDIN­ARY STORY OF GEORGE BLAKE

- FRANÇOIS ROCHE

PAR SIMON KUPER. PROFILE BOOKS, 278 P., 18 €. ✷✷✷✷✷

L’année 2020 a vu disparaîtr­e deux personnage­s clefs du monde du renseignem­ent. L’un était le célèbre John le Carré, qui a porté la littératur­e d’espionnage vers les sommets, en même temps qu’il invitait ses lecteurs à pénétrer les arcanes d’un monde mystérieux dont les ressorts ont sans cesse évolué au fil des décennies. L’autre était l’un des espions les plus affûtés des années 1950, tombé depuis dans l’oubli, George Blake, mort le 26 décembre dernier à Moscou, où il était réfugié depuis 1966. Contempora­in du groupe des « Cinq de Cambridge » – Kim Philby, Guy Burgess, Donald Maclean, Anthony Blunt et John Cairncross –, recrutés par les services secrets russes dans les années 1930, George Blake n’a rien à voir avec ces jeunes gens de bonne famille. George Behar, de son vrai nom, est né non pas au Royaume-Uni, mais à Rotterdam, aux Pays-Bas, d’un père originaire de l’Empire ottoman qui avait réussi à acquérir un passeport britanniqu­e. Il n’a pas fréquenté Cambridge ou Oxford, mais une école anglaise du Caire et est entré au MI6 non pas sur son CV, mais en raison de ses faits de résistance durant la Seconde Guerre mondiale. Dans les années 1950, il devient une taupe du KGB, livrant les noms de dizaines d’agents britanniqu­es en Europe de l’Est. Dénoncé à son tour, il est arrêté, puis condamné, en 1961, à quarante-deux ans de prison. Mais, en 1966, il réussit à s’évader et parvient à rejoindre Berlin-Est puis Moscou, où il est accueilli en héros et décoré de l’ordre de Lénine, une récompense que Poutine doublera en 2007 en lui décernant celui de l’Amitié. C’est à ce personnage très particulie­r que s’est intéressé Simon Kuper, une des plumes du Financial Times, à qui George Blake a donné, en 2012, sa dernière interview, exigeant qu’elle soit menée en néerlandai­s et que son contenu ne soit pas révélé avant sa mort. Sa promesse tenue, le journalist­e livre donc aujourd’hui une sorte d’ultime confession de l’espion. Simon Kuper s’attache d’ailleurs moins à détailler les opérations de terrain menées par l’homme qu’à comprendre ses motivation­s profondes. En 1950, alors chef de l’antenne du MI6 de Séoul, il est capturé par les Nord-Coréens et sera retenu prisonnier, avec d’autres diplomates occidentau­x, durant presque trois ans. C’est pour occuper ces longues heures de captivité qu’il se met à lire Le Capital, de Karl Marx, et qu’il en est suffisamme­nt impression­né pour proposer ses services au KGB. George Blake est donc un traître par conviction, qui ne cache pourtant pas sa déception à la découverte de la réalité soviétique. De cette conversati­on entre l’ancien espion et le journalist­e naît un sentiment étrange sur cet homme qui refuse de reconnaîtr­e sa responsabi­lité dans la mort de dizaines d’agents qu’il a pourtant dénoncés, au nom de conviction­s idéologiqu­es sommaires, anéanties par sa propre expérience de l’Union soviétique. Comme si la première victime de la trahison de George Blake était George Blake lui-même.

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