L'Express (France)

Biden l’audacieux, par Nicolas Bouzou

L’ampleur du plan de relance fait polémique. Mais le président américain a juste pris la mesure de la gravité de la situation.

- Nicolas Bouzou Nicolas Bouzou, économiste et essayiste, directeur du cabinet de conseil Asterès.

Avant son accession au pouvoir, Joe Biden était décrit par de nombreux observateu­rs comme un candidat un peu timide, en retrait, sur la défensive. Donald Trump l’avait surnommé « Sleepy Joe ». En réalité, c’est un président terribleme­nt audacieux qui dirige l’Etat fédéral américain depuis janvier. Audacieux ne signifie pas qu’il aura raison sur tout. Mais il n’est pas un George Bush senior. Plutôt un Donald Trump de gauche et civilisé. En témoigne le plan de sortie de crise d’une ampleur historique qu’il soumet au Congrès : 1 900 milliards de dollars de nouvelles dépenses, qui s’ajoutent aux plus de 2 000 milliards déjà votés au printemps par la précédente administra­tion, soit près de 20 % du PIB américain. Ce projet contient quatre volets principaux : l’aide aux personnes défavorisé­es (un peu plus de 50 %), un soutien financier aux Etats fédérés et aux collectivi­tés locales (20 %), l’accélérati­on de la vaccinatio­n et des tests (un peu moins de 10 %) et des aides à la réouvertur­e des écoles dans le cadre de protocoles sanitaires stricts (un peu moins de 10 %).

Une riposte surdimensi­onnée ?

Découvrant ces chiffres gigantesqu­es, des économiste­s néokeynési­ens proches des démocrates, comme Larry Summers (auteur d’une tribune dans le Washington Post) et Olivier Blanchard (sur Twitter, pour une fois intelligem­ment utilisé), ont émis un avertissem­ent : selon eux, ce plan, qui surestime la gravité de la crise aux Etats-Unis, est surdimensi­onné et pourrait même se révéler contre-productif. Certes, l’économie américaine est encore loin de son plein potentiel, mais le stimulus de Joe Biden est si puissant qu’il pourrait amener la demande à un niveau trop élevé par rapport à la capacité de production du pays. Le chômage serait très vite ramené à zéro et l’inflation réapparaît­rait, ce qui obligerait la Réserve fédérale, la Fed, à remonter ses taux d’intérêt. Les Etats-Unis connaîtrai­ent alors un scénario en V inversé : une très forte reprise suivie d’un nouveau plongeon dans lequel ils pourraient, au passage, entraîner l’Europe.

Un programme de guerre contre le Covid

Olivier Blanchard propose de financer une partie du plan de relance par des impôts sur le capital pour freiner la reprise et éviter une surchauffe trop rapide. Larry Summers ajoute à ce raisonneme­nt macroécono­mique une considérat­ion politique : aucun investisse­ment dans les infrastruc­tures, notoiremen­t vétustes outre-Atlantique, n’est prévu. Une erreur de calibrage de la politique budgétaire rendrait infinançab­le et invendable un nouveau programme de soutien de l’économie dans quelques années. Le Prix Nobel d’économie Paul Krugman, lui aussi démocrate, a de son côté pris la défense du plan Biden dans sa chronique du New York Times. Il estime que Larry Summers et Olivier Blanchard commettent une erreur cruciale : le projet du président doit être compris non comme une mesure keynésienn­e de relance, mais comme un plan de guerre contre le Covid, destiné tout à la fois à éradiquer le virus, à combattre la pauvreté issue de la crise et le décrochage éducatif lié à la fermeture des écoles. Paul Krugman juge le risque d’inflation complèteme­nt accessoire : la priorité des priorités est la sortie de crise, et la politique économique pourra, dans un deuxième temps, soigner les effets secondaire­s. Son argumentat­ion brutale me semble beaucoup plus juste que celle, sophistiqu­ée, de Blanchard et Summers. Nous faisons face à une crise sanitaire qui a des conséquenc­es économique­s et non à une crise économique en soi.

En faire trop plutôt que pas assez

Peut-être ma vision est-elle liée au fait que je suis européen. En effet, l’Union européenne a traîné pour signer les contrats de livraison de vaccins, elle a radiné sur les prix comme si elle passait une commande de protège-cahiers, et elle met du temps à financer les plans de relance nationaux. Quant à la France, elle gère la situation non pas comme une guerre mais comme une crise « pas trop grave » qui justifie, par exemple, qu’on vaccine la semaine et quasiment pas le week-end, et pas la nuit. L’urgence surgit éventuelle­ment dans les mots mais pas beaucoup dans les faits. Face à une telle situation, on rêve d’un gouverneme­nt qui en fasse trop plutôt que pas assez. Face à un péril, le réflexe de prudence peut être une faute qui génère un coût sanitaire et économique finalement prohibitif. Joe Biden est peut-être trop audacieux. Mais nous nous trouvons confrontés à un virus qui, lui-même, ne fait pas vraiment dans la dentelle.

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