« Ici, les gens sont prêts à accepter beaucoup pour se libérer du virus »
Installé depuis dix ans à Hongkong, le PDG de Schneider Electric, Jean-Pascal Tricoire, décrypte les ressorts de la spectaculaire résilience chinoise face à la pandémie.
Lui qui passait sa vie en avion n’a pratiquement plus quitté l’Asie depuis le début de la crise sanitaire. Jean-Pascal Tricoire est le plus « chinois » des patrons français. En 2011, il a fait le choix de s’expatrier pour diriger Schneider Electric depuis Hongkong, où il vit avec sa famille. Réactivité, discipline collective, rapport au temps long et aux technologies nouvelles… Cet amoureux de la Chine raconte comment, malgré le Covid, le pays est parvenu à reprendre une vie « presque » normale. Face à la résurgence du Covid-19, des mesures très strictes ont de nouveau été prises à Pékin et dans la province du Hubei. En dehors de ces zones, la Chine semble avoir repris une vie presque normale, et sur le plan économique, son rebond est spectaculaire. Comment expliquer cette « exception » chinoise ? Jean-Pascal Tricoire Plusieurs éléments entrent en ligne de compte. Il y a d’abord, clairement, une dimension culturelle. Dans une société par nature moins « effusionnelle » que la nôtre, et profondément marquée par l’expérience du Sras, les citoyens ont pris par eux-mêmes des mesures de protection collective, sans que le gouvernement ait à dicter chacun de leurs gestes. La réactivité a été le deuxième facteur clef. Face à un virus dont la propagation est exponentielle, chaque minute compte. Or la Chine a réagi très vite et les mesures prises ont été très ciblées. Wuhan a été totalement bloquée, certaines régions ont été mises sous cloche de façon extrêmement rapide. Mais le pays n’a jamais été entièrement paralysé. Il faut ajouter à cela un paramètre essentiel : le recours généralisé et assumé à la technologie. Via un QR code, votre smartphone vous indique et indique aux autres si vous avez été en contact avec une personne infectée, vous recommande le niveau de précaution adapté. Si la maladie a été maîtrisée si vite et de façon si efficace, c’est en grande partie parce que la Chine embrasse sans réserve les nouveaux outils technologiques. Et pousse leur utilisation à l’extrême. Face à l’épidémie, tout le monde, ici, a ressenti ce besoin de savoir s’il avait été en contact avec le virus, et s’il était nécessaire de se mettre en quarantaine. Le résultat, c’est qu’aujourd’hui le pays fonctionne à peu près normalement.
Le caractère autoritaire du régime y est aussi pour beaucoup…
La réaction a été rapide, très organisée et sans compromis. Elle est surtout globalement soutenue par une population
chinoise qui préfère les contraintes d’une action collective et coordonnée à d’autres, comme des confinements récurrents. Au sein de certaines cultures, on n’a pas envie de sacrifier les bars, les restaurants et les vacances au nom du combat contre l’épidémie. En Chine, les gens ne raisonnent pas comme cela, et sont prêts à accepter beaucoup de choses pour se libérer du virus. Aujourd’hui, quels que soient votre pays d’origine, votre activité, votre statut social, vous devez vous astreindre à quinze jours d’isolement à votre arrivée sur le territoire. Cette quarantaine est effectuée dans des hôtels dédiés, contrôlés. Ce n’est pas négociable. La priorité absolue, c’est d’endiguer la propagation du virus. C’est ce qui a permis d’écourter la crise, et de rebondir si rapidement.
En Europe, et plus particulièrement en France, la pandémie a donné lieu à d’innombrables discours sur le « monde d’après », avec l’idée que cette séquence fera nécessairement naître des comportements différents. La Chine, elle, donne le sentiment de traverser la crise sans dévier d’un pouce de sa trajectoire. Mais c’est le cas ! Et c’est le résultat de plusieurs choses. Il y a d’abord cette maîtrise du temps long. Une vision de long terme, qui s’articule de façon extrêmement cohérente avec des priorités très claires. Je rappelle que la Chine a deux plans centennaux à l’oeuvre. Le premier a commencé en 1921, à la création du Parti communiste chinois, l’autre, en 1949. Et c’est à partir de là que sont définis, tous les cinq ans, les grands axes stratégiques, qui se déclinent au niveau local dans le cadre des « plans quinquennaux ». On ne peut pas comprendre le fonctionnement chinois si on n’a pas cela en tête, cette capacité unique à se projeter sur une très longue période, tout en s’adaptant en permanence aux circonstances. Avec nos yeux d’Occidentaux, nous pensons que les Chinois profitent du changement ; la réalité est qu’ils sont hyper résilients face à lui. Culturellement, ils y sont habitués car le système demande à chacun de s’adapter pratiquement à une nouvelle Chine tous les cinq ans… Il faut ajouter à cela leur ultra-pragmatisme, qui leur permet d’expérimenter en permanence, d’ajuster la trajectoire si nécessaire, mais toujours en respectant le cap fixé de longue date. Il faut « tâter les pierres pour traverser la rivière », comme le dit le proverbe. C’est cela, la force de la Chine : on touche une pierre, ça glisse, on essaie une autre pierre, on tâtonne, on revient en arrière… Mais on avance, et on traverse de nombreuses rivières.
La Chine avance tellement qu’Eric Schmidt, l’un des fondateurs de Google, a prévenu qu’elle dépasserait bientôt les Etats-Unis et l’Europe en matière d’innovation et de progrès technologique. C’est également votre sentiment ?
Le pays développe aujourd’hui un système écodigital qui lui est propre, et qui monte en puissance. On finit par l’oublier, mais beaucoup de choses sont nées ici. La « Fête des célibataires », devenue la journée de tous les records dans l’e-commerce, a ainsi été créée par Alibaba. WeChat a déployé un écosystème digital absolument unique dans presque tous les domaines de la vie courante… Les Chinois sont fiers de leurs technologies et ont confiance en elles. C’est ce qui encourage l’innovation sur tous les fronts, à une si grande échelle, plus que dans d’autres zones géographiques. Il n’y a pas que cette dimension « culturelle » ou « sociétale ». Les avancées spectaculaires de la Chine sont d’abord le résultat d’une politique : depuis six ans, l’innovation au sens large a été placée au premier rang des priorités par le gouvernement. Concrètement, cela veut dire 8 millions de jeunes diplômés qui sortent chaque année de ses universités ; un marché de venture capital au même niveau que celui des Etats-Unis ; une espèce de Nasdaq chinois, le « Star Market », qui permet avec une énorme flexibilité de s’introduire en Bourse très très vite et d’avoir accès à des ressources financières importantes… Tout vous incite à innover, à réussir, à vous enrichir. C’est pour moi le plus gros changement des dernières années.
D’une certaine façon, les tensions entre Washington et Pékin, et leurs répercussions sur un groupe comme Huawei, ont-elles encore dopé les ambitions chinoises sur le plan technologique ?
La Chine a compris qu’elle devait devenir beaucoup plus autosuffisante sur le plan technologique, c’est certain. Ces tensions commerciales contribuent donc à accélérer la recherche d’autonomie dans tous les domaines. J’identifie trois réponses, pragmatiques : d’abord, faire croître son marché domestique pour prendre le relais de l’export ; ensuite, traiter le « risque technologique » en travaillant sur le long terme à la « verticalisation » de ses technologies clefs ; et enfin, sur le plan géopolitique, parachever ce qui a été fait avec l’initiative « Belt and Road » (les nouvelles routes de la soie), en concluant un « partenariat régional économique global », qui regroupe à peu près 40 % de la population mondiale autour de l’océan Pacifique. Avec cet accord historique, la Chine cherche à compenser les risques sur les marchés occidentaux, et particulièrement le risque américain, par le développement de liens plus étroits avec son marché régional. A mon sens, c’est un événement qui fera date.
Que faut-il attendre de l’accord sur les investissements conclu à la fin de l’année 2020 entre Bruxelles et Pékin ?
Tout ce qui contribue à nous unir est positif. La Chine représente aujourd’hui 20 % de la population mondiale, et à peu près le poids économique de l’Europe ; nous appartenons à la même plaque continentale. Tout ce qui nous permet de formaliser, de mieux organiser nos relations est souhaitable. L’Europe semble avoir pris conscience qu’elle a intérêt à agir de façon plus coordonnée, et plus efficace, vis-à-vis des entreprises non européennes, qu’elles soient chinoises ou d’ailleurs, et c’est une bonne chose. Ce qui est important, c’est d’avoir des règles du jeu claires, qui ne soient pas discriminantes ni aléatoires.
Quel est le bon ton face à la Chine, si on se place du côté européen ? Le rapport de force systématique ?
Je dirais des rapports adultes, tout simplement. En réalisant que nous sommes interdépendants, que nous avons des problèmes communs à résoudre : qu’il s’agisse d’une pandémie, du changement climatique ou du développement des pays tiers. Des rapports adultes, cela veut dire sonder en permanence les intentions des uns et des autres, s’efforcer de trouver le meilleur compromis, et être très clairs sur les points non négociables.
Avec l’élection de Joe Biden, l’heure sera-t-elle aussi aux rapports adultes avec Washington, désormais ?
Il est trop tôt pour le dire. Mais l’arrivée du nouveau président américain va rétablir un programme transversal au niveau du climat. C’est un changement majeur. Et cela devrait aussi amener un peu de prédictibilité dans les relations internationales. Un retour des Etats-Unis sur le climat était absolument nécessaire.