L'Express (France)

Hainan, vitrine des ambitions chinoises

Située au sud de la Chine continenta­le, cette île est hautement stratégiqu­e pour Pékin, tant sur le plan militaire qu’économique.

- SÉBASTIEN LE BELZIC (HAINAN)

Pour ses premières vacances depuis l’apparition du Covid-19, Yu Jiang, cadre de l’industrie pétrolière, s’est offert un petit coin de paradis : Hainan, à l’extrême sud du pays, à quatre heures d’avion de Pékin. « J’avais l’habitude d’aller en Europe, mais on ne peut plus y voyager à cause de l’épidémie », confie cet homme âgé de 36 ans, en chemise hawaïenne et lunettes noires. Chaque année, plus de 80 millions de Chinois se rendent, comme lui, sur cete île – et la fermeture des frontières devrait accentuer cette tendance. Si le climat tropical – qui lui vaut son surnom de « Hawaï chinois » – est une bénédictio­n à l’heure où le nord du pays connaît une vague de froid, c’est d’abord le shopping qui explique cet engouement. Hainan, 9 millions d’habitants, compte neuf duty frees, dont le centre commercial internatio­nal de Begonia Bay, le plus grand d’Asie. Ce temple de la consommati­on de 120 000 mètres carrés, regroupant 300 enseignes, est un lieu de pèlerinage quotidien pour Yu Jiang. « Il faut parfois faire la queue une heure pour entrer dans une boutique, mais ça vaut le coup, les produits sont beaucoup moins chers qu’à Pékin », s’enthousias­me-t-il. Chaque Chinois est autorisé à y dépenser jusqu’à 12 000 euros par an. Ce jour-là, Yu Jiang offre un sac d’une grande marque italienne à son épouse et craque pour une montre de luxe. Facture : 10 000 euros. « J’ai presque atteint mon quota, s’amuse-t-il. Il faudra que je revienne l’année prochaine. » Plus de 20 millions d’euros sont dépensés chaque jour au Begonia. Alors que les Etats-Unis et l’Europe sont paralysés par la pandémie, les grandes marques françaises veulent se faire une place au soleil de Hainan. LVMH estime que 80 % des achats hors taxes de ses produits dans le monde se font désormais sur l’île. Sa marque Christian Dior l’a même choisie pour lancer sa dernière ligne de soins pour la peau. « C’est une lueur d’espoir », souffle un représenta­nt de l’enseigne française. Cette province est en effet l’un des seuls endroits de la planète où les riches chinois peuvent encore se faire plaisir. Tandis que le chiffre d’affaires mondial du luxe s’est effondré de 23 % en 2020, il a augmenté de 48 % en Chine pour atteindre 43 milliards d’euros, dont la moitié à Hainan, selon des estimation­s du cabinet Bain & Company. Mais l’île est bien plus qu’un paradis commercial. Elle concentre des ambitions d’une Chine lancée dans la course au leadership mondial. « Hainan a vocation à devenir la carte de visite de la Chine, a prévenu, en avril 2019, le président, Xi Jinping, lors d’une visite sur place. Elle est notre vitrine et doit être un exemple pour la Nation. » Et ce, dans tous les domaines. D’abord, militaire. Une partie de la 3e flotte du pays est déployée sur la base de Longpo, tandis que celle de Lingshui accueille une escadrille d’avions-espions. L’enjeu est stratégiqu­e : il s’agit de verrouille­r l’accès aux côtes dans la mer de Chine du Sud, où patrouille­nt régulièrem­ent des navires de la marine américaine, dans un climat de tension grandissan­t. Plus au nord, Yulin accueille une partie des sous-marins nucléaires du pays ainsi qu’un réseau sous-terrain d’infrastruc­tures militaires. Le porte-avions Shandong y mouille régulièrem­ent. « Hainan est stratégiqu­e pour la Chine, résume une note du cabinet Global Security, spécialisé dans les affaires militaires. Nul doute que l’armée américaine frapperait l’île en priorité en cas de conflit armé. » Ce territoire est aussi au coeur du programme spatial, également placé sous le commandeme­nt de l’armée. C’est d’ici que décollent les missions pour la Lune et Mars – comme la sonde spatiale Chang’e 5, lancée le 23 novembre et revenue sur Terre à la mi-décembre, après avoir recueilli des poussières lunaires. Pékin veut également transforme­r son île paradisiaq­ue, située à environ 500 kilomètres de Hongkong, en zone économique spéciale d’ici à moins de quatre ans – l’ouverture est déjà planifiée. Tesla va y

construire sa plus grande usine de voitures électrique­s, qui produira chaque année plus de 1 million de véhicules. Le gouverneme­nt y bâtit également des centres de recherche en biotechnol­ogies, un port en eau profonde et un troisième aéroport internatio­nal. Le business attirant le business, des délégation­s d’hommes d’affaires s’y succèdent, comme celle de la chambre de commerce sinoeuropé­enne, en septembre dernier. « L’île est devenue une option très intéressan­te pour les multinatio­nales qui veulent s’implanter chez nous, explique Kevin Shi, banquier d’affaires chinois. Pékin accorde d’importante­s subvention­s, et les taxes y sont très faibles. » Preuve que Hainan– qui accueille chaque année le forum de Boao (le Davos chinois) – est l’une des priorités du gouverneme­nt, c’est l’un des hommes en vue du Parti, Shen Xiaoming, qui en a été nommé gouverneur. Il était auparavant à la tête de la zone économique spéciale de Shanghai et viceminist­re de l’Education. Mais transforme­r cet éden en eldorado ne sera pas aisé. Certains projets d’ouverture de casinos ont fait long feu, tandis que les contrôles se sont resserrés sur les transferts de capitaux et les achats immobilier­s. Il est désormais impossible pour un Chinois du continent d’emprunter à la banque pour acheter un logement sur place. Et ici, personne n’a oublié ce qui s’est passé dans l’île il y a dix ans : sous l’effet de la spéculatio­n immobilièr­e, le prix du mètre carré s’y était envolé, avant que le Bureau politique sonne la fin de la récréation. Désormais, Hainan grandit sous l’oeil attentif des hiérarques du régime, qui espèrent que leur « championne » fera bientôt de l’ombre à Hongkong, New York et Paris. Sans pour autant dévier d’un pouce de la ligne officielle fixée par le Parti.

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Au premier plan, le centre commercial Sanya Begonia Bay : avec des 120 000 mètres carrés, c’est le plus grand duty free d’Asie.

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