L'Express (France)

Les BATX, bras armés du pouvoir

Alibaba et autres big techs sont plus puissants que jamais, mais ils ne doivent pas faire de l’ombre au Parti ni à Xi Jinping.

- RAPHAËL BLOCH ET EMMANUEL PAQUETTE

La séquence vidéo qui circule sur Internet ce 20 janvier dure à peine une trentaine de secondes. Jack Ma apparaît, assis sur un banc. Face à la caméra, la parole du milliardai­re est un peu hésitante, mais l’essentiel est ailleurs : ces images prouvent qu’il est en vie. C’est la première fois en plus de deux mois que le fondateur du géant du commerce en ligne, Alibaba, se montre publiqueme­nt. Il n’en faut pas plus pour que toute la planète s’emballe – « Le fondateur d’Alibaba refait surface », « Jack Ma est vivant »… Et pour que les regards se tournent vers Pékin. C’est un secret de polichinel­le : Xi Jinping a très peu goûté les récents commentair­es de la 25e fortune mondiale sur les banques publiques du pays et leur « mentalité de prêteurs sur gages ». Jack Ma devrait le savoir : on ne s’en prend pas impunément aux symboles du pouvoir, aux bras financiers du Parti. Le régime communiste a aussitôt riposté : la gigantesqu­e introducti­on en Bourse d’Ant Group, filiale financière d’Alibaba – valorisée 300 milliards de dollars –, a été reportée sine die. Alibaba est également visé par une vaste enquête antitrust… Bref, cernée par les ennuis, l’icône du pays a dû disparaîtr­e des radars et vient de faire amende honorable sous la pression de Pékin. « La Chine est entrée dans une nouvelle phase de développem­ent et progresse vers la prospérité commune », lâchetil dans la vidéo. Mais que cherche le régime ? Derrière les apparences de cette « humiliatio­n », Xi Jinping ne cherche pas à affaiblir Alibaba. Au contraire, le dirigeant communiste compte plus que jamais s’appuyer sur le principal concurrent d’Amazon, sur sa puissance, son réseau, pour en faire un instrument de sa politique intérieure et extérieure. « Mais après les avoir laissés se développer, Pékin veut reprendre le contrôle de ces grands groupes », explique Yassine Regragui, consultant et auteur de La Nouvelle Chine (à paraître d’ici à l’été). Surtout au moment où l’économie mondiale chancelle et où l’empire du Milieu peut tirer les marrons du feu en les laissant partir à la conquête du monde. « Les critiques de Jack Ma ont été utilisées par les autorités », souligne un banquier, fin connaisseu­r du pays. Et tous les géants sont concernés. Car en s’attaquant au plus grand symbole de réussite de la technologi­e chinoise (600 milliards de dollars en Bourse), Xi Jinping a envoyé un message aux autres titans, les BATX, qui font avec Alibaba la pluie et le beau temps en Chine. Le moteur de recherche Baidu, équivalent de Google, contrôle tout l’Internet du pays. De son côté, l’éditeur de jeux vidéo et de réseaux sociaux Tencent, qui pèse 800 milliards de dollars (soit plus que Facebook), a sous sa coupe l’industrie du divertisse­ment, et le fabricant de smartphone­s Xiaomi écoule ses produits comme des petits pains. Mais le temps où ces mastodonte­s pouvaient grandir tranquille­ment est révolu. Désormais, il va falloir se plier à la volonté des autorités. « Pékin ne veut pas se retrouver dans la même situation que Washington avec les Gafam », explique David Baverez, un investisse­ur basé à Hongkong. Laissés libres de faire ce qu’ils voulaient pendant des années, les big techs américains sont (presque) devenus intouchabl­es. « Pour les autorités, le pays et le Parti passent avant tout. Si on ne comprend pas ça, on ne comprend rien », martèle David Baverez. Les BATX doivent être les porteétend­ards de la puissance de Pékin : intelligen­ce artificiel­le, robotique, voitures propres, aérospatia­l… Autant de secteurs clefs appelés à trôner sur le toit du monde dans le plan China 2025 peaufiné par Xi Jinping. Avec pour objectif de dépasser les EtatsUnis. Pékin mise également sur les BATX pour tisser sa toile à l’étranger. Alibaba a déjà commencé en Asie, où il déploie son applicatio­n de paiement Alipay un peu partout. Tencent, qui possède aussi l’applicatio­n de paiement WeChatPay (600 millions d’utilisateu­rs), est présent en Europe et aux EtatsUnis avec ses célèbres jeux (League of Legends, Clash of Clan…). Et Xiaomi est devenu le troisième fabricant mondial de téléphones juste derrière Samsung et Apple. Pékin compte enfin sur ses stars de la tech pour propulser d’autres champions moins connus. « Xi Jinping veut voir émerger des dizaines de groupes mondiaux », estime Yassine Regragui. Le cybermarch­and Pinduoduo et le VTCiste Didi Chuxing, qui connaissen­t une croissance très rapide, en font partie. Ce dernier, concurrent d’Uber, est déjà implanté au Mexique, au Brésil, en Inde, en Colombie… mais pas encore en Europe. Selon David Baverez, « Pékin et ses géants technologi­ques utilisent la stratégie de Mao au xxe siècle : prendre les campagnes pour mieux encercler les villes ». Un siècle plus tard, cela signifie prendre les pays émergents pour mieux encercler l’Occident.

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