L'Express (France)

Russie-UE Josep Borrell, ou l’impuissant­e diplomatie européenne

Le haut représenta­nt de l’UE pour les affaires étrangères a reçu un véritable camouflet à Moscou. L’absence d’une politique extérieure commune touche ses limites.

- CHARLES HAQUET, AVEC CÉLINE SCHOEN (BRUXELLES), MATHIEU DE TAILLAC (MADRID) ET AXEL GYLDÉN

C’est un sourire qui en dit long. A la fin de sa conférence de presse avec Josep Borrell, le 5 février, à Moscou, Sergueï Lavrov, le chef de la diplomatie russe, cache mal sa satisfacti­on. Son piège a parfaiteme­nt fonctionné. Durant près d’une heure, son homologue pour l’Union européenne a subi un feu nourri de questions – très agressives – des journalist­es russes, dont ceux de l’agence Sputnik, proche du Kremlin. Empêtré dans ses réponses, le haut représenta­nt espagnol a fait pâle figure, d’autant que son hôte ne s’est pas privé de lui planter quelques banderille­s, qualifiant l’UE de « partenaire non fiable ». Dans la foulée, Borrell apprendra que trois diplomates européens ont été expulsés du pays pour avoir assisté à une manifestat­ion réclamant la libération de l’opposant Alexeï Navalny. L’humiliatio­n est totale. A Bruxelles, les critiques pleuvent : jamais l’émissaire n’aurait dû se rendre à Moscou dans un contexte aussi tendu. Une pétition, signée par 80 eurodéputé­s, le juge « incapable de défendre les intérêts et les valeurs de l’UE » et demande son renvoi. « Où sont les couilles de l’Europe ? », l’interroge cavalièrem­ent Assita Kanko, du groupe des Conservate­urs et des réformiste­s européens, en pleine séance plénière du Parlement, quatre jours plus tard. Depuis, la polémique continue. Borrell est-il réellement l’homme de la situation ? Nommé en 2019, le Catalan de 73 ans n’a guère fait d’étincelles. Politicien aguerri, il était pourtant réputé pour son franc-parler. Fils de boulanger, cet ingénieur aéronautiq­ue a occupé plusieurs maroquins dans des gouverneme­nts espagnols. Fin connaisseu­r des institutio­ns de l’UE (il en a dirigé le Parlement entre 2004 et 2007), il « rempile » en 2018 dans le gouverneme­nt socialiste de Pedro Sanchez. Lorsque celui-ci lui annonce qu’il va prendre la tête de la diplomatie européenne, Borrell ne bondit pas de joie. « Il a paru accablé, en raison de son âge et de la lourdeur de la mission », raconte un ancien conseiller. En a-t-il pris la mesure ? A Bruxelles, l’homme n’a pas la réputation de creuser ses dossiers. « Il n’avait pas assez préparé son voyage à Moscou, sous-estimant totalement le cynisme d’un Lavrov, diplomate aussi roué que talentueux, critique un observateu­r. Il aurait pourtant dû se souvenir de la mésaventur­e de celle qui l’a précédé, Federica Mogherini. Lors de son voyage à Moscou, elle avait été douchée par un Lavrov très agressif, après un repas un brin arrosé. Elle n’y est pas retournée… » Pour d’autres, le procès intenté à Josep Borrell est injuste : « A part les pays baltes et la Pologne, les Etats membres étaient d’accord pour qu’il fasse ce déplacemen­t, prévu de longue date », précise un haut fonctionna­ire de l’UE, qui remarque que Moscou avait pris soin d’endormir la méfiance des Européens. Le président russe, Vladimir Poutine, n’avait-il pas affirmé, lors du forum de Davos, fin janvier, que « l’Europe et la Russie étaient des partenaire­s absolument naturels » ? Rien ne sert de taper sur Borrell, abonde JeanMauric­e Ripert, ancien ambassadeu­r de France à Moscou : « Cette histoire révèle surtout l’incapacité des Russes à construire un dialogue avec l’Union européenne, dit-il. Poutine ne veut pas se réconcilie­r avec elle, car il ne la respecte pas. » En tout cas, il ne supporte aucune ingérence : « Le Kremlin juge inacceptab­le toute tentative d’influer sur ses affaires intérieure­s, commente, sans détour, l’analyste Fiodor Loukianov, à Moscou. Si Borrell et ses collègues à Bruxelles ne le comprennen­t pas, alors ils méritent ce qui leur arrive. » « On assiste peut-être au triomphe des partisans de la ligne dure, incarnée par Sergueï Lavrov. Ils partent du principe qu’ils ont essayé une trentaine de fois de renouer les liens avec l’UE depuis 2015, sans succès », renchérit une source bruxellois­e. Seul point positif, le camouflet essuyé à Moscou devrait faire réfléchir les chanceller­ies européenne­s. En clair, le Vieux Continent peut-il revendique­r une autonomie stratégiqu­e sans bâtir de politique étrangère commune ? « Pourquoi les Etats membres ont-ils laissé Borrell partir en Russie sans lui donner d’instrument­s ?, interroge José Ignacio Torreblanc­a, du Conseil européen pour les relations internatio­nales (ECFR), à Madrid. Bruxelles ne s’était pas prononcé sur de possibles sanctions. Angela Merkel avait évité le sujet, tandis qu’Emmanuel Macron s’était contenté d’un tweet… La France et l’Allemagne n’ont jamais voulu doter le haut représenta­nt du pouvoir suffisant pour qu’il mène une véritable politique étrangère. » Et c’est bien le noeud du problème. « A ce poste, l’Europe veut toujours quelqu’un de fort, tandis que les Etats préfèrent un dirigeant plus faible, qui n’interfère pas dans leurs affaires, décrypte Joanna Hosa, spécialist­e du voisinage oriental de l’UE au sein de l’ECFR. Quand Josep Borrell a été désigné, certains ont vu d’un bon oeil son expérience et sa franchise. Ils ont pensé qu’il oserait prendre des décisions, même impopulair­es parmi les Etats membres. C’est ce qu’il a voulu faire en allant à Moscou, mais la bombe lui a explosé au visage. »

« Cette histoire révèle surtout l’incapacité des Russes à construire un dialogue avec l’UE »

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Nommé en 2019, le Catalan de 73 ans a du mal à s’imposer à son poste.

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