Zone euro « Tôt ou tard, il faudra redonner leur indépendance aux banques centrales »
L’ancien président de la Banque centrale suisse, Philipp Hildebrand, juge le retour à une politique monétaire plus orthodoxe inévitable après la crise.
Il est rare qu’un ex-banquier central s’exprime aussi librement que Philipp Hildebrand. Candidat au poste de secrétaire général de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), le vice-président de BlackRock, le plus gros gestionnaire d’actifs au monde, presse les politiques d’utiliser « intelligemment » la période de taux bas actuelle en investissant pour jeter les bases d’un nouveau modèle de croissance, creusant moins les inégalités. « Les pays qui manqueront cette occasion historique » et gaspilleront cet argent « vont au-devant de grosses difficultés », prévient-il.
Quels enseignements tirez-vous de cette année de pandémie, et quelles mutations profondes voyez-vous se dessiner ?
Philipp Hildebrand Il est toujours difficile de répondre à ce genre de question lorsqu’on est encore au coeur de la crise. Mais je retiendrais deux choses : la première est que, sans imaginer que le monde d’après sera très différent de celui que nous avons connu avant l’apparition du coronavirus, les mois qui viennent de s’écouler ont montré les limites d’un système focalisé avant tout sur la rentabilité à court terme. Chacun a compris que nos économies, nos chaînes de production, le commerce mondial devaient être plus résilients, se structurer différemment pour mieux résister aux chocs. Autrement dit changer de priorité, en passant du « just in time » au « just in case ». Au fond, mais à plus grande échelle, cela nous ramène à la crise financière de 2008 : nous nous étions alors rendu compte qu’un système bancaire ne disposant pas d’un matelas suffisant de capitaux était intrinsèquement dangereux ; il permettait certes de dégager une profitabilité très élevée, mais lorsque la crise est survenue, ce fut la catastrophe. On peut faire le parallèle avec la pandémie : la prise de conscience de notre vulnérabilité va réorienter l’économie globale vers un modèle plus résistant. Le deuxième enseignement – et c’est une vraie surprise –, c’est que contrairement à ce qu’on pouvait penser, la pandémie n’a pas relégué les enjeux climatiques au second plan. La crise que nous vivons a eu l’effet inverse, provoquant une prise de conscience de la nécessité de se mobiliser face au défi environnemental. Il est, là aussi, question de résilience.
Cette double prise de conscience a un prix : dans les deux cas, la conséquence sera sans doute une augmentation des coûts de production…
C’est vrai. Et c’est un élément qui doit absolument être pris en compte par les politiques monétaires : globalement, le risque d’inflation est sous-estimé. La réorganisation des chaînes de production, les investissements à engager pour accroître la robustesse du système et la réponse au défi climatique vont effectivement produire un choc, qui devrait augmenter les coûts de production. Nous devons l’assumer, et même y voir quelque chose de positif. Mais il faut en tenir compte. Voyons-le comme un coût nécessaire, pour rendre nos économies plus résilientes. Mais si vous ajoutez à cela les monceaux de liquidités qui sont injectés partout dans le monde pour faire face à la crise, il est évident que le risque d’inflation est appelé à s’élever.
Faut-il déjà s’en inquiéter ?
Il n’y a pas d’urgence absolue à court terme. C’est une question qui se posera d’ici deux à cinq ans. Dans un premier temps, je suis convaincu que les taux d’intérêt vont rester bas, ce qui, avec de la croissance, nous offrira l’occasion de réduire un peu la dette en termes réels. Mais à un moment donné se posera la
question clef : si l’inflation réapparaît, il faudra bien redonner l’autonomie nécessaire aux banques centrales, et les laisser assurer leur mission traditionnelle, qui est la stabilité des prix. Ce sera un rendez-vous historique, essentiel, qui nécessitera un vrai courage politique.
A vos yeux, l’assouplissement des politiques monétaires observé ces dernières années, qui s’est accentué de façon spectaculaire pour lutter contre la pandémie, ne peut donc qu’être une parenthèse. Tôt ou tard, il faudra se sevrer de l’argent magique…
Il faut bien voir que nous avons basculé dans quelque chose d’inédit avec cette crise, qui a complètement effacé les frontières entre politiques monétaire et budgétaire. Ma conviction est que nous n’avions pas le choix. Si les banques centrales n’avaient rien fait, les dégâts auraient été encore pires pour nos économies et nos sociétés. Mais cette liquidité surabondante ne peut pas rester dans le système éternellement. Elle finit par créer des effets problématiques. Le premier d’entre eux est le creusement des inégalités, auquel la politique monétaire actuelle a malheureusement contribué. Tous les indicateurs le montrent : ceux qui détiennent des actifs financiers se sont enrichis sur la période, en profitant des liquidités injectées par les banques centrales ; ce n’est pas le cas de ceux qui ne peuvent compter que sur leurs salaires, qui n’ont pas vu d’évolution positive depuis plusieurs années, et c’est un problème fondamental. Sans doute aussi important que celui du climat.
Très concrètement, cela veut dire que lorsque ce moment « historique » sera arrivé, la Banque centrale européenne ne pourra plus continuer à acheter des montagnes de dettes comme elle le fait aujourd’hui ; avec des risques sur les taux d’intérêt à long terme…
Cela veut dire que le moment venu, il faudra rétablir le prix de marché des taux d’intérêt. Pour l’instant, soyons clairs, ce marché est très largement contrôlé par les achats de dettes souveraines. Nous devrons bien un jour redonner au risque sa vraie valeur. Dans le meilleur des cas, cela se fera en douceur, d’une manière suffisamment maîtrisée pour qu’on puisse contrôler le coût des finances publiques, ce qui suppose que la croissance soit au rendez-vous. Ce sera le principal défi de la politique économique dans les années à venir : l’opportunité nous est offerte de dépenser énormément d’argent public, d’augmenter la dette sans que cela coûte trop cher. Il faut impérativement la saisir, utiliser cet argent intelligemment, à travers des investissements d’avenir, faciliter les transformations structurelles qui se profilent, dans les domaines du climat et des nouvelles technologies. Il nous faut jeter les bases d’une meilleure croissance, creusant moins les inégalités. C’est la seule façon de financer l’explosion de la dette sur le long terme. Les pays qui manqueront cette occasion historique et utiliseront cet argent à mauvais escient vont au-devant de grosses difficultés, et seront inévitablement rattrapés par la soutenabilité de leur dette.
Une politique visant à améliorer la croissance potentielle ne peut produire ses effets qu’à moyen terme. Compte tenu de l’urgence que vous soulignez, la fiscalité ne serait-elle pas un moyen plus efficace, plus immédiat, pour s’attaquer aux inégalités ?
Il faudra jouer sur les deux tableaux. Il y aura nécessairement une évolution de la fiscalité, notamment là où les inégalités se sont le plus creusées. Le débat actuel aux Etats-Unis le montre bien. Mais à court terme, oui, il faudra trouver des solutions pour que ceux qui se sont le plus enrichis ces dernières années paient un plus juste tribut au bien commun. Avec un impératif : ne pas le faire pour des raisons idéologiques, mais pour que cet argent serve à quelque chose…
Si vous êtes nommé à la tête de l’OCDE dans quelques semaines, il vous reviendra de reprendre les négociations sur la taxe numérique. Selon vous, l’arrivée de l’administration Biden rend-elle un accord possible ?
Pour le moment, j’observe tout cela de l’extérieur. Mais je perçois plusieurs signes positifs. Il y a d’abord, depuis quelques semaines, une série de déclarations laissant penser que la nouvelle administration américaine donnera à l’OCDE le temps d’avancer sur un schéma global. Côté européen, Bruno Le Maire et Ursula von der Leyen se sont également exprimés en ce sens, tout en rappelant que sans solution internationale, des mesures de taxation digitale au niveau européen seront inévitables. La position des géants américains de la tech a elle aussi évolué : ces groupes ont compris qu’ils ne pouvaient plus systématiquement esquiver le problème, qu’il était dans leur intérêt aussi qu’une taxe juste, équilibrée, soit payée quelque part. Les entreprises numériques ont tellement bénéficié de la pandémie… Chacun peut constater que ce sont les grandes gagnantes de cette terrible crise. Les sociétés américaines en particulier. Elles savent bien qu’elles doivent contribuer. Le contexte a donc changé, et je pense qu’avec un bon projet d’accord, un compromis est possible. Ce sera compliqué. Mais je vois une fenêtre plus ouverte aujourd’hui qu’il y a trois mois.
Dans une interview récente, vous recommandiez la lecture de Karl Marx : conseil surprenant, de la part du viceprésident de BlackRock…
Ce n’est pas une provocation, je le pense vraiment ! Que nous dit Marx, au fond ? Si vous vivez dans un monde où seuls ceux qui possèdent des actifs peuvent avancer dans la vie, peuvent assurer la prospérité de leur famille, et qu’a contrario ceux qui dépendent uniquement de leurs salaires n’arrivent pas à s’en sortir, c’est le désastre assuré et cela se termine en général par des turbulences graves au niveau politique et social. C’est la leçon principale que je retire de cette lecture et je pense sincèrement qu’elle est plus pertinente que jamais. Je me répète : on ne peut pas vivre de manière durable dans une société où se creusent à ce point les inégalités. Cela pourrait donner une société bloquée, qui tôt ou tard manifestera sa frustration, et sûrement de manière violente. Chacun doit y être attentif.
« On ne peut vivre durablement dans une société où se creusent à ce point les inégalités »