Mexique Le Covid-19, un ballon d’oxygène pour les cartels
Des faux tests PCR au trafic de bonbonnes pour respirateurs artificiels, les « narcos » se sont adaptés à l’époque. Ils ont découvert de lucratifs débouchés.
Aleurs 23 activités traditionnelles – prostitution, trafic de migrants, d’organes, d’animaux, de drogue, extorsion, contrefaçon, kidnapping… –, les cartels mexicains viennent d’en ajouter une 24e : le commerce de bonbonnes d’oxygène, dont la vente au marché noir explose. A l’heure du Covid-19, et alors que les hôpitaux de Mexico, frôlant la saturation, renvoient chez eux les malades en fin de traitement (dont certains nécessitent encore une assistance respiratoire), se procurer ces équipements est souvent une question de vie ou de mort. Une aubaine pour le crime organisé dont l’opportunisme n’a d’égal que la violence sanguinaire. Depuis la mi-janvier, d’interminables files d’attente se forment devant les fournisseurs privés d’oxygène médical. Dès l’aube, devant la succursale du groupe Infra, spécialisé dans la production de matériels de respiration artificielle, des proches de malades arrivent par dizaines. « Je crains la rupture de stock pour mon père, qui vient de rentrer chez lui », s’inquiète Alfredo Nuñez, un chauffeur de taxi qui, les traits tirés, patiente dans la queue. Avec ses 22 millions d’habitants, l’agglomération de Mexico est l’épicentre de l’épidémie dans le pays. Or les fêtes de fin d’année ont fait bondir la courbe des infections. Le Mexique se place désormais au troisième rang mondial pour le nombre de morts (près de 170 000 décès sur un total de 2 millions de cas), derrière les Etats-Unis et le Brésil. Les bouteilles d’oxygène, dont le prix unitaire varie entre 80 et 290 euros selon leur taille, se vendent désormais jusqu’à 1 400 euros au marché noir ! Récemment, une série de braquages à main armée dans des Etats proches de la capitale ont obligé les forces de l’ordre à s’organiser pour escorter les cargaisons d’oxygène. La pénurie guette. De son côté, la maire (centre gauche) de Mexico, Claudia Sheinbaum, une proche du président Andres Manuel Lopez Obrador, dit « AMLO », a lancé un appel aux patients guéris afin qu’ils rapportent leurs bouteilles inutilisées aux hôpitaux ou aux fournisseurs privés : « Rendez les bonbonnes, pour l’amour de la vie ! » a-t-elle imploré au début du mois de février. Et, pendant ce temps, les arnaques se multiplient sur la Toile. En janvier, la police cybernétique fédérale a désactivé 1 200 profils Facebook et 130 sites Web de vente
frauduleuse d’oxygène. Parallèlement, un autre marché a vu le jour sur les réseaux sociaux : celui des faux tests PCR. A 40 dollars l’unité, ils ciblent les voyageurs qui souhaitent se rendre en Europe ou aux Etats-Unis. En parfaits entrepreneurs, les cartels misent sur la diversification. « Leur prochain marché sera celui des vaccins, vrais et faux, prédit Edgardo Buscaglia, spécialiste renommé du crime organisé. Sans compter les autres cyberdélits, qui, eux aussi, augmentent par temps de Covid. » Profitant du boom du télétravail et des achats en ligne, les narcotrafiquants recrutent des hackers à tour de bras. Selon un récent rapport du cabinet CyberEdge, le Mexique est devenu l’année dernière le premier pays du monde en matière de cyberattaques, avec un taux de réussite de 93,9 %. Ainsi, au sud du Rio Grande, l’usage des ransomwares, ces logiciels utilisés par les rançonneurs pour bloquer des systèmes d’exploitation d’ordinateurs, fait rage. Dans les pays développés, où se situent la plupart des usagers, la crise sanitaire a également fait bondir la consommation et, donc, la vente de drogue. « Initialement, la limitation des vols a compliqué le transport de la cocaïne en provenance de Colombie, explique Falko Ernst, analyste à l’International Crisis Group. Mais les cartels se sont rapidement adaptés, en recourant davantage à des sous-marins, qui longent les côtes sud-américaines jusqu’au Mexique avant de passer la drogue via des tunnels creusés sous la frontière américaine. Par ailleurs, la réouverture rapide des fabriques chinoises de précurseurs [les molécules nécessaires à l’élaboration de drogues de synthèse] a permis de relancer leur production au Mexique. » La hausse des saisies de méthamphétamines et d’opioïdes – 1,3 tonne en 2020, soit un bond de 486 % en un an ! – confirme la tendance. L’année dernière, l’armée mexicaine a doublé le nombre de destructions de laboratoires clandestins, notamment de fentanyl, substance 50 fois plus puissante que l’héroïne, responsable de la mort du chanteur Prince, en 2016, et qui tue en masse aux Etats-Unis. Cependant, au Mexique, les « narcos » soignent leur image de marque. Dans les villages pauvres, les barons de la drogue jouent les bienfaiteurs et le font savoir. Au début de l’épidémie, plusieurs d’entre eux ont fait circuler sur Internet des vidéos montrant des hommes armés distribuant des cartons de vivres aux habitants. Le puissant cartel Jalisco Nueva Generacion assure même des « services hospitaliers »dans les montagnes qui séparent le Michoacan et Colima (des Etats de l’ouest du pays). « Il envoie des ambulances et des médecins dans les régions reculées, là où le pouvoir fédéral est absent, explique Edgardo Buscaglia. Les organisations criminelles pallient ainsi les failles d’un gouvernement dépassé. Ce qui entretient leur popularité, essentielle pour garantir leur impunité. » Mais l’altruisme a des limites. « Face au manque d’aides publiques, le crime organisé accorde ainsi des prêts abusifs aux petits commerçants au bord de la faillite », poursuit-il. Une autre manière d’accroître son emprise sur la population. La crise du Covid n’a, en revanche, aucune incidence sur la violence pratiquée par les gangs. Avec ou sans restrictions sanitaires, la guerre des cartels pour le contrôle des territoires ne faiblit pas, et s’est traduite par plus de 35 000 homicides en 2020, soit presque autant que l’année précédente. « Les jeunes sans avenir sont des recrues faciles pour les mafias, qui les transforment en tueurs », s’attriste l’analyste Falko Ernst. La plupart des victimes de cette guerre ont moins de 30 ans. Une génération épargnée par le Covid-19… mais pas par les balles.