Afrique | Moyen-Orient Liban Les chiites muselés par le Hezbollah
Le parti religieux veut faire taire les critiques qui l’accusent de contribuer à la déréliction du pays. Quitte à instiller un climat de terreur.
Un doux soleil frappe le toit de la demeure patricienne de la famille Slim. Le lieu, véritable îlot de culture et de liberté, dénote au milieu de cette jungle urbaine que forme le quartier de Haret Hreik, dans la banlieue sud de Beyrouth, fief du Hezbollah, le parti allié de l’Iran qui domine la scène chiite depuis le milieu des années 1980. Au sein du jardin arboré, des centaines de proches, d’amis ou d’inconnus sont venus masqués, ce jeudi 11 février, pour rendre hommage à l’intellectuel chiite Lokman Slim, retrouvé mort le 4 février, tué de plusieurs balles dans la tête et le dos, au LibanSud, région où le parti chiite exerce une influence manifeste. Un prêtre et un imam déclament des hymnes chrétiens et des passages du Coran, lors d’une cérémonie d’adieu lumineuse, à l’image de l’écrivain et de sa famille, parfait contremiroir de l’ordre milicien imposé par le Hezbollah, qui a construit au fil des années un véritable Etat dans l’Etat. « Nous sommes tous Lokman », peuton lire sur les affiches brandies au milieu de la foule. Le meurtre de cet auteur engagé en faveur de la laïcité et de la démocratie, fervent opposant au Hezbollah et menacé à plusieurs reprises par le passé, a fait ressurgir le spectre des assassinats politiques qui ont rythmé la scène libanaise entre 2005 et 2013. Certains voient dans ce crime un message envoyé avant tout à la communauté chiite, au sein de laquelle des voix discordantes émergent depuis le soulèvement populaire du 17 octobre 2019. Audelà de l’opposition traditionnelle formée de libéraux, comme Lokman Slim, et de figures religieuses refusant la mainmise de l’Iran, sont apparues des voix dissidentes au sein même des partisans du parti chiite. Elles lui reprochent son alliance avec le chef du Parlement Nabih Berry, considéré par les protestataires comme l’une des figures les plus corrompues de la scène politique libanaise, ou encore son engagement sur plusieurs théâtres régionaux tels que la Syrie, l’Irak et même le Yémen. Depuis des mois, le Hezbollah subit de fortes pressions au Liban, mais aussi à l’étranger, où de plus en plus de personnes l’accusent d’être responsable de la crise économique qui frappe le pays de plein fouet et de la double explosion du port le 4 août dernier. Dans ce contexte, il est probable que la formation chiite soit encore plus sensible aux critiques provenant de son propre camp, à un moment où elle veut certainement présenter un front uni aux regards extérieurs. Signe de la tension actuelle, un récitateur chiite, dépêché pour la cérémonie d’hommage à Lokman Slim, s’est senti contraint, quelques heures plus tard, de s’excuser publiquement d’avoir participé à l’événement, après des attaques à son encontre sur les réseaux sociaux par des partisans du Hezbollah. « Je n’aurais pas dû me mettre dans une posture qui suscite la suspicion », s’estil justifié. Au cours du mois de janvier, Kassem Kassir, un journaliste qui a toujours défendu le parti, a lui aussi fait l’objet d’une vague d’insultes et de menaces sur la Toile après avoir affirmé à la télévision que le Hezbollah devait prendre ses distances avec Téhéran. Au sein de la communauté chiite (environ 22 % des 5,4 millions de Libanais), toute parole critique contre le parti est immédiatement suspecte, et souvent assimilée à une trahison qui fait le jeu de l’ennemi sioniste. « Le Hezbollah a une structure idéologique et une rhétorique à la limite du fascisme religieux, dans le sens où il commence à imposer une vision de la société, un mode de vie et des comportements très stricts, explique Ayman Mhanna, directeur exécutif de la Fondation SamirKassir. Dès lors, la possibilité d’exprimer un désaccord avec le reste de la communauté devient très difficile. » Ce climat de terreur ne semble toutefois pas suffire à faire taire les chiites les plus déterminées à défier le parti. Journaliste vedette du petit écran, Dima Sadek, qui a subi de nombreuses campagnes d’intimidation par le passé, a accusé directement le parti d’être derrière l’assassinat de Lokman Slim et de « tous les intellectuels du pays » dans une diatribe incendiaire qui a fait le tour des réseaux sociaux la semaine dernière. « Après l’assassinat de Lokman, nous n’avons plus peur. Les critiques sont encore plus fortes qu’avant », affirme le militant Ali Jammoul, originaire de Nabatiyé, un autre fief du Hezbollah.