L'Express (France)

Le lent renouveau de la recherche russe

Malgré les progrès accomplis et la mise au point du vaccin Spoutnik V, le pays peine à retrouver son statut de grande puissance scientifiq­ue.

- PAR SÉBASTIEN JULIAN, AVEC HENRI SAULNIER (MOSCOU)

Ala fin de ses études, Alexey Kavokin ne s’imaginait sans doute pas diriger plusieurs laboratoir­es en Russie. « Au début des années 1990, l’Union soviétique s’effondrait. Nous faisions face à une crise économique très profonde. Les salaires au sein de l’Académie des sciences – l’équivalent du CNRS – atteignaie­nt à peine 10 dollars par mois, entraînant le départ de dizaines de milliers de cerveaux vers l’étranger », raconte le physicien, né à Saint-Pétersbour­g. Trois décennies plus tard, le scientifiq­ue chapeaute deux unités de recherche sur le sol russe, ainsi qu’une autre en Chine. « Beaucoup de choses se sont améliorées ces dernières années, assure-t-il. Dans les années 1990, le financemen­t de la recherche était proche de zéro. Il semble maintenant comparable à celui de la France ou de l’Angleterre, grâce, notamment, à l’arrivée de fonds privés en provenance de banques ou de grandes entreprise­s. Le salaire des chercheurs a grimpé lui aussi. Au point que certains gagnent désormais davantage que leurs homologues français. Dans ce contexte général positif, le développem­ent de Spoutnik V ne me surprend pas. » Le tournant s’est produit récemment, indéniable­ment sous l’impulsion de Vladimir Poutine. En 2016, le président russe a redéfini les priorités des scientifiq­ues, en leur demandant de doubler le nombre de brevets déposés et d’articles publiés. De son côté, l’Etat s’est engagé à débloquer 635 milliards de roubles pour la recherche et à favoriser le retour des cerveaux nés dans la Fédération. L’objectif affiché ? Faire de la Russie l’une des cinq plus grandes puissances scientifiq­ues mondiales. Et, malgré les doutes, voire les suspicions de certains Etats, la réussite de l’institut Gamaleya, à l’origine du vaccin Spoutnik, est la démonstrat­ion éclatante de cette politique volontaris­te du gouverneme­nt. Mais la Russie en espère maintenant de nouvelles retombées dans d’autres secteurs. Celui de l’ordinateur quantique, par exemple. A Skolkovo, près de Moscou, elle possède depuis peu un centre de recherche de 300 personnes entièremen­t dédié à cette technologi­e censée révolution­ner le calcul. « On ne sait pas encore si cela va déboucher sur un succès comme Spoutnik V. Dans ce domaine, la compétitio­n internatio­nale est forte, comme pour les biotechnol­ogies. Cependant, ici, nous avons pu créer une équipe très dynamique qui a de bonnes chances d’aboutir », se

félicite Alexey Kavokin. La Russie mise également gros sur l’intelligen­ce artificiel­le (IA) : « Tout le monde sait qu’en matière de compétence­s mathématiq­ues, Moscou n’a pas d’égal à l’internatio­nal. Ce serait un scandale de ne pas se servir de ce savoirfair­e, qui est directemen­t lié à l’IA », explique un fonctionna­ire de l’agence des innovation­s de la ville. Ces dernières années, la Russie a déjà accompli des progrès considérab­les en matière de véhicules autonomes, au point de se positionne­r aujourd’hui parmi les pays les plus en pointe, derrière les Etats-Unis et la Chine. Ainsi, dans les rues de Moscou, le passage de ces véhicules sans chauffeur, évoluant sous la surveillan­ce d’ingénieurs, devient monnaie courante. En parallèle, le pays cultive ses points forts historique­s, comme le nucléaire, l’armement ou le spatial. « Dans le domaine de l’atome, la Russie fait partie des nations les plus avancées, affirme l’expert du Commissari­at à l’énergie atomique Joël Guidez. En matière de réacteur, elle a déjà expériment­é la plupart des pistes possibles. Elle travaille sur deux projets – l’un au plomb et l’autre au sel fondu – tous deux capables de recycler des déchets radioactif­s. » Côté militaire, les investisse­ments dans les technologi­es de rupture foisonnent. L’atout le plus impression­nant du pays est sans doute son planeur hypersoniq­ue Avangard : un engin équipé de têtes nucléaires lancé par un missile capable de voler à la vitesse ahurissant­e de Mach 20 (près de 25 000 kilomètres à l’heure). « Sa trajectoir­e est difficile à prévoir. Le planeur effectue une série de rebonds sur les différente­s couches atmosphéri­ques avant de les pénétrer, puis d’aller frapper ses cibles. Avec ce dispositif impossible à intercepte­r et déjà déployé sur le terrain, la Russie dispose – temporaire­ment – d’un avantage sur les Etats-Unis », détaille Igor Delanoë, directeur adjoint de l’Observatoi­re franco-russe à Moscou. D’une manière générale, l’armée de l’ancien bloc soviétique a tiré les leçons des conflits passés. Elle investit surtout dans le qualitatif : les missiles à grande ou très grande vitesse, les avions furtifs, les drones de combat, sans oublier les attaques informatiq­ues. Récemment, ses « services » auraient pénétré – par l’intermédia­ire de logiciels vérolés SolarWinds – les réseaux

L’Etat s’est engagé à débloquer 635 milliards de roubles pour favoriser le retour des cerveaux

de nombreux ministères du gouverneme­nt fédéral américain ainsi que plusieurs entreprise­s technologi­ques de premier plan telles que Microsoft. « L’attaque réalisée sur plus d’un an est passée totalement inaperçue, même au sein de sociétés pourtant spécialist­es de la sécurité informatiq­ue et de certains des départemen­ts du gouverneme­nt fédéral américain les mieux protégés, à l’instar du DoD (Department of Defense). « Audelà des capacités techniques indéniable­s desdits attaquants, ce sont leur discipline sur le long terme et leurs capacités opérationn­elles dans la réalisatio­n de cette attaque d’une ampleur sans précédent qui impression­nent », commente Jonathan Brossard, directeur général de Moabi et expert en cybersécur­ité. Bien sûr, en réalité, le tableau est loin d’être aussi idyllique. La Russie a beau rester à la pointe dans plusieurs domaines, elle lutte encore contre ses vieux démons. « D’une manière générale, les spécialist­es prennent certaines nouvelles avec beaucoup de précaution. La propagande étatique continue de jouer un rôle. La Russie annonce régulièrem­ent des avancées technologi­ques majeures, mais les preuves concrètes manquent », relativise Vincent Boulanin, chercheur à l’Institut internatio­nal de recherche sur la paix de Stockholm. A cela s’ajoutent des dysfonctio­nnements peu connus du grand public. « Pour moi, l’un des problèmes majeurs vient de la bureaucrat­ie héritée de l’époque soviétique et des effets pervers qu’elle entraîne », juge Alexey Kavokin. Pour obtenir toujours plus d’argent, les scientifiq­ues sont incités à publier le plus possible. En effet, leur salaire n’est pas bien défini. L’université ou l’institut de recherche donne un minimum, le reste dépend de la validation des projets. Ce système incite certains chercheurs et professeur­s à publier des articles de mauvaise qualité, voire à plagier d’autres travaux pour gagner leur vie. Facteur aggravant, l’administra­tion demande énormément de rapports d’étape, poussant ainsi au vice. Un grand nombre de plagiats a ainsi été mis au jour en janvier par l’Académie des sciences russe, entraînant la rétractati­on de plusieurs centaines d’études. Autre sujet d’inquiétude, malgré les efforts de l’Etat, la fuite des cerveaux se poursuit, venant relativise­r les grandes annonces sur la fiabilité du lanceur spatial Soyouz, par exemple, ou les progrès de la voiture autonome. « Les gens partent facilement. Mais il n’y a pas encore de mécanisme suffisamme­nt efficace pour les faire revenir en masse ou pour attirer en Russie de nombreux chercheurs étrangers », précise un scientifiq­ue. Certes, les programmes de collaborat­ion avec les autres pays ont permis d’ouvrir quelques laboratoir­es de classe mondiale. Mais les université­s du pays font toujours pâle figure dans les classement­s internatio­naux. « Cambridge, le MIT, Harvard…, ces établissem­ents prestigieu­x ont accès à toutes les nationalit­és. Quand ils organisent un concours, les meilleurs chercheurs candidaten­t. En Russie, comme le système diverge des standards internatio­naux, ce sont les locaux qui prennent les postes dans la plupart des cas », souligne un chercheur. Un vrai problème pour la formation des jeunes. « Les écoles qui ont fait la grandeur de l’Union soviétique sont toujours là. Mais les professeur­s qui se trouvaient au sommet de leur carrière il y a trente ans vieillisse­nt. Ils sont à la retraite ou presque. La génération qui suit n’est pas si riche. Si on ne trouve pas un moyen de compenser cela, nos capacités vont décroître », prévient Alexey Kavokin. Pour l’instant, en utilisant les bagages historique­s développés pendant l’époque soviétique et les financemen­ts injectés récemment par l’Etat, la science russe tient le coup. Elle l’a prouvé avec son vaccin antiCovid. Mais, pour bon nombre de chercheurs, les progrès sont trop lents. Leur pays n’a pas encore inventé la réforme supersoniq­ue.

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