Le lent renouveau de la recherche russe
Malgré les progrès accomplis et la mise au point du vaccin Spoutnik V, le pays peine à retrouver son statut de grande puissance scientifique.
Ala fin de ses études, Alexey Kavokin ne s’imaginait sans doute pas diriger plusieurs laboratoires en Russie. « Au début des années 1990, l’Union soviétique s’effondrait. Nous faisions face à une crise économique très profonde. Les salaires au sein de l’Académie des sciences – l’équivalent du CNRS – atteignaient à peine 10 dollars par mois, entraînant le départ de dizaines de milliers de cerveaux vers l’étranger », raconte le physicien, né à Saint-Pétersbourg. Trois décennies plus tard, le scientifique chapeaute deux unités de recherche sur le sol russe, ainsi qu’une autre en Chine. « Beaucoup de choses se sont améliorées ces dernières années, assure-t-il. Dans les années 1990, le financement de la recherche était proche de zéro. Il semble maintenant comparable à celui de la France ou de l’Angleterre, grâce, notamment, à l’arrivée de fonds privés en provenance de banques ou de grandes entreprises. Le salaire des chercheurs a grimpé lui aussi. Au point que certains gagnent désormais davantage que leurs homologues français. Dans ce contexte général positif, le développement de Spoutnik V ne me surprend pas. » Le tournant s’est produit récemment, indéniablement sous l’impulsion de Vladimir Poutine. En 2016, le président russe a redéfini les priorités des scientifiques, en leur demandant de doubler le nombre de brevets déposés et d’articles publiés. De son côté, l’Etat s’est engagé à débloquer 635 milliards de roubles pour la recherche et à favoriser le retour des cerveaux nés dans la Fédération. L’objectif affiché ? Faire de la Russie l’une des cinq plus grandes puissances scientifiques mondiales. Et, malgré les doutes, voire les suspicions de certains Etats, la réussite de l’institut Gamaleya, à l’origine du vaccin Spoutnik, est la démonstration éclatante de cette politique volontariste du gouvernement. Mais la Russie en espère maintenant de nouvelles retombées dans d’autres secteurs. Celui de l’ordinateur quantique, par exemple. A Skolkovo, près de Moscou, elle possède depuis peu un centre de recherche de 300 personnes entièrement dédié à cette technologie censée révolutionner le calcul. « On ne sait pas encore si cela va déboucher sur un succès comme Spoutnik V. Dans ce domaine, la compétition internationale est forte, comme pour les biotechnologies. Cependant, ici, nous avons pu créer une équipe très dynamique qui a de bonnes chances d’aboutir », se
félicite Alexey Kavokin. La Russie mise également gros sur l’intelligence artificielle (IA) : « Tout le monde sait qu’en matière de compétences mathématiques, Moscou n’a pas d’égal à l’international. Ce serait un scandale de ne pas se servir de ce savoirfaire, qui est directement lié à l’IA », explique un fonctionnaire de l’agence des innovations de la ville. Ces dernières années, la Russie a déjà accompli des progrès considérables en matière de véhicules autonomes, au point de se positionner aujourd’hui parmi les pays les plus en pointe, derrière les Etats-Unis et la Chine. Ainsi, dans les rues de Moscou, le passage de ces véhicules sans chauffeur, évoluant sous la surveillance d’ingénieurs, devient monnaie courante. En parallèle, le pays cultive ses points forts historiques, comme le nucléaire, l’armement ou le spatial. « Dans le domaine de l’atome, la Russie fait partie des nations les plus avancées, affirme l’expert du Commissariat à l’énergie atomique Joël Guidez. En matière de réacteur, elle a déjà expérimenté la plupart des pistes possibles. Elle travaille sur deux projets – l’un au plomb et l’autre au sel fondu – tous deux capables de recycler des déchets radioactifs. » Côté militaire, les investissements dans les technologies de rupture foisonnent. L’atout le plus impressionnant du pays est sans doute son planeur hypersonique Avangard : un engin équipé de têtes nucléaires lancé par un missile capable de voler à la vitesse ahurissante de Mach 20 (près de 25 000 kilomètres à l’heure). « Sa trajectoire est difficile à prévoir. Le planeur effectue une série de rebonds sur les différentes couches atmosphériques avant de les pénétrer, puis d’aller frapper ses cibles. Avec ce dispositif impossible à intercepter et déjà déployé sur le terrain, la Russie dispose – temporairement – d’un avantage sur les Etats-Unis », détaille Igor Delanoë, directeur adjoint de l’Observatoire franco-russe à Moscou. D’une manière générale, l’armée de l’ancien bloc soviétique a tiré les leçons des conflits passés. Elle investit surtout dans le qualitatif : les missiles à grande ou très grande vitesse, les avions furtifs, les drones de combat, sans oublier les attaques informatiques. Récemment, ses « services » auraient pénétré – par l’intermédiaire de logiciels vérolés SolarWinds – les réseaux
L’Etat s’est engagé à débloquer 635 milliards de roubles pour favoriser le retour des cerveaux
de nombreux ministères du gouvernement fédéral américain ainsi que plusieurs entreprises technologiques de premier plan telles que Microsoft. « L’attaque réalisée sur plus d’un an est passée totalement inaperçue, même au sein de sociétés pourtant spécialistes de la sécurité informatique et de certains des départements du gouvernement fédéral américain les mieux protégés, à l’instar du DoD (Department of Defense). « Audelà des capacités techniques indéniables desdits attaquants, ce sont leur discipline sur le long terme et leurs capacités opérationnelles dans la réalisation de cette attaque d’une ampleur sans précédent qui impressionnent », commente Jonathan Brossard, directeur général de Moabi et expert en cybersécurité. Bien sûr, en réalité, le tableau est loin d’être aussi idyllique. La Russie a beau rester à la pointe dans plusieurs domaines, elle lutte encore contre ses vieux démons. « D’une manière générale, les spécialistes prennent certaines nouvelles avec beaucoup de précaution. La propagande étatique continue de jouer un rôle. La Russie annonce régulièrement des avancées technologiques majeures, mais les preuves concrètes manquent », relativise Vincent Boulanin, chercheur à l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm. A cela s’ajoutent des dysfonctionnements peu connus du grand public. « Pour moi, l’un des problèmes majeurs vient de la bureaucratie héritée de l’époque soviétique et des effets pervers qu’elle entraîne », juge Alexey Kavokin. Pour obtenir toujours plus d’argent, les scientifiques sont incités à publier le plus possible. En effet, leur salaire n’est pas bien défini. L’université ou l’institut de recherche donne un minimum, le reste dépend de la validation des projets. Ce système incite certains chercheurs et professeurs à publier des articles de mauvaise qualité, voire à plagier d’autres travaux pour gagner leur vie. Facteur aggravant, l’administration demande énormément de rapports d’étape, poussant ainsi au vice. Un grand nombre de plagiats a ainsi été mis au jour en janvier par l’Académie des sciences russe, entraînant la rétractation de plusieurs centaines d’études. Autre sujet d’inquiétude, malgré les efforts de l’Etat, la fuite des cerveaux se poursuit, venant relativiser les grandes annonces sur la fiabilité du lanceur spatial Soyouz, par exemple, ou les progrès de la voiture autonome. « Les gens partent facilement. Mais il n’y a pas encore de mécanisme suffisamment efficace pour les faire revenir en masse ou pour attirer en Russie de nombreux chercheurs étrangers », précise un scientifique. Certes, les programmes de collaboration avec les autres pays ont permis d’ouvrir quelques laboratoires de classe mondiale. Mais les universités du pays font toujours pâle figure dans les classements internationaux. « Cambridge, le MIT, Harvard…, ces établissements prestigieux ont accès à toutes les nationalités. Quand ils organisent un concours, les meilleurs chercheurs candidatent. En Russie, comme le système diverge des standards internationaux, ce sont les locaux qui prennent les postes dans la plupart des cas », souligne un chercheur. Un vrai problème pour la formation des jeunes. « Les écoles qui ont fait la grandeur de l’Union soviétique sont toujours là. Mais les professeurs qui se trouvaient au sommet de leur carrière il y a trente ans vieillissent. Ils sont à la retraite ou presque. La génération qui suit n’est pas si riche. Si on ne trouve pas un moyen de compenser cela, nos capacités vont décroître », prévient Alexey Kavokin. Pour l’instant, en utilisant les bagages historiques développés pendant l’époque soviétique et les financements injectés récemment par l’Etat, la science russe tient le coup. Elle l’a prouvé avec son vaccin antiCovid. Mais, pour bon nombre de chercheurs, les progrès sont trop lents. Leur pays n’a pas encore inventé la réforme supersonique.