Prélude à nos souvenirs enfouis, par Christophe Donner
Le monde brûle et nous, on se les gèle. C’était un lundi de février qu’on aurait pris pour un dimanche de novembre, à 1 heure de l’après-midi qui ressemblait à un 6 heures du soir, sous un ciel gris comme seul Paris peut encore en produire par ces temps de changement climatique. Paris résiste au réchauffement, c’est dans la tradition, nous sommes les fifis de la décroissance. On entrait aux Tuileries par la place de la Concorde. Le vieux jardin était magnifique de tristesse avec ses arbres sans feuilles, ses joggeurs anachroniques, ses mouettes en villégiature au milieu du bassin. C’était comme il y a quarante ans, dans ma mémoire, désolant d’abandon, angoissant de possibles. Je ne tenais pas Dora par la main, il faisait trop froid, mais évoquant les souvenirs que faisait remonter la température, je crânais : « Si tu m’avais connu à l’époque… quand j’arrivais à “pécho”, y avait pas de concurrence. Et on se foutait bien des clusters, même en hiver. » Dora m’avait traîné là. Ils vont planter des arbres, elle m’avait dit, viens.
On arrive sur le chantier, c’est dans l’allée centrale que ça se passe. L’axe sacré, l’épine dorsale de la capitale se voit rétrécie par deux rangées d’une quinzaine d’ormes. Il en reste deux à planter, leurs trous ont été creusés. Pour l’instant, ils sont couchés à côté de la tractopelle qui ronronne en attendant, comme nous, l’arrivée du président du Louvre, Jean-Luc Martinez. On tape du pied, mais le pire, c’est la buée sur les lunettes : à partir de combien en dessous de zéro on a encore besoin de porter des masques ? Personne ne me répond. Le président apparaît à bord d’une voiturette électrique complètement décapotable, il est frigorifié. Faute de le réchauffer, son discours nous apprend que les Tuileries ont jadis été plus végétales et qu’elles sont devenues au fil du temps plus minérales, et qu’il fallait donc revenir aux fondamentaux : plus d’arbres, moins de béton. Comme c’est moi qui paie tout ça avec mes impôts, je me permets de juger l’intérêt de la chose. Surprise ! Je trouve ça très bien. Je me rends compte que je n’aimais pas cette grande allée. Elle va devenir plus intime. Sans gâcher la perspective magique des arcs de triomphe Carrousel-Etoile-Arche. Mais quel est le sagouin, le jacobin, l’haussmannien, le stalinien qui a élargi cette allée centrale ? Quelle est l’âme sensible et innocente qui replantera les bosquets de nos frasques perdues ?
Mettre au point cette plantation d’ormes aura pris dix ans, consultations des archives, commandes aux cabinets d’études, propositions, dossiers en commissions patrimoine et architecture, circulation dans les ministères, expertises, contreexpertises. Dix ans. Tout le monde trouve ça normal autour de moi, les ouvriers, les jardiniers d’art, les gens de la communication, même les ormes sont d’accord ; dix ans, après tout, ça doit être l’âge de ces bébés arbres. La fin des discours inauguraux sonne l’heure de la tractopelle. En moins de temps qu’il n’en faut pour dire silence moteur ça tourne, les deux derniers ormes de l’allée centrale du jardin des Tuileries sont plantés, j’aurai assisté à ça. Et à l’ensevelissement de la « capsule temporelle ». Au bout de cette nouvelle allée des ormes, à l’intérieur d’une capsule réalisée par les métalliers des ateliers du Louvre, et qui fait autant penser au Nautilus qu’à un obus de la Grosse Bertha, ont été placés des messages pour l’avenir. Tous ceux qui travaillent au musée ont eu la possibilité de transmettre aux générations futures, qui un voeu, une prophétie, un pari quantique préfigurant les souvenirs de ce que fut le Louvre en 2021. La tractopelle s’est donc remise en marche et nous avons assisté à cette version urbaine du lancer de bouteille à la mer. Quarante ans, c’est vite passé, on a hâte d’y arriver pour se souvenir comment c’était mieux maintenant, avec ce froid de canard que les plus jeunes regretteront de n’avoir pas connu.