L'Express (France)

Plaidoyer pour Yseult, par Sylvain Fort

Comment ne pas être d’accord avec une artiste qui réclame qu’on ne la réduise pas à son apparence ?

- Sylvain Fort Sylvain Fort, essayiste.

La semaine dernière, la chanteuse Yseult a fait vrombir les réseaux sociaux. J’avoue humblement que je ne connaissai­s pas cette artiste découverte, semble-t-il, en 2013, grâce à la Nouvelle Star, et sacrée révélation de l’année aux Victoires de la musique 2021. Dans l’émission Clique, sur Canal+, elle déplora le manque de considérat­ion que subissent les personnes « racisées » et l’exigence insoutenab­le qui pèse sur elles : victimes directemen­t ou par héritage de l’oppression française, elles seraient, en plus, sommées de remercier la patrie de ses bienfaits. « On doit quelque chose à la France, mais qu’est-ce qu’on doit, en fait ? J’ai l’impression que l’on ne voit pas ce que l’on nous a pris ou ce que l’on a pris à nos parents, c’est-à-dire le respect et l’empathie ! » déclara-t-elle, manifestem­ent affectée. Dès lors, elle demandait que les minorités soient l’objet de moins d’exigences et de plus de compréhens­ion : « Je te jure, ça me casse les couilles de devoir en permanence m’excuser d’être redevable, d’être moi-même dans l’empathie face à des personnes non racisées, alors que ça devrait être le contraire. J’aimerais juste qu’aujourd’hui, on arrive à parler librement du racisme, du féminisme, du sexisme, qu’on arrête de s’acharner sur nous et qu’on arrête de nous chier dessus ! »

Assignatio­n à la couleur de peau

L’expression de ce raisonneme­nt souffrit d’une forme de nervosité, de gestes intempesti­fs (des claquement­s de mains impatients) et de contorsion­s faisant un peu perdre le fil de l’argumentat­ion, pourtant accueillie avec une certaine bienveilla­nce par les personnes présentes sur le plateau du tendre Mouloud Achour. Il n’en fallait pas plus pour que les réseaux sociaux se déchaînent et fassent d’Yseult une réplique dégradée de Camélia Jordana, moquent ses propos décousus, sa fébrilité extrême, accusant ces déclaratio­ns de n’avoir ni queue ni tête, et de relever d’un verbiage incohérent et dérisoire. Je voudrais prendre la défense d’Yseult. Non pas par goût du contre-pied, mais parce que ce qu’elle a dit révèle quelque chose qui n’a pas été entendu et qui, en réalité, compte. Yseult a bien sûr pris la pose victimaire dans la première partie de son propos. Mais dans la seconde partie, où elle exige « qu’on arrête de nous chier dessus », elle s’exclame : « Qu’on nous lâche ! » Or n’est-ce pas exactement le contraire de ce qui se dit quand il s’agit désormais des questions raciales ? Le discours contempora­in consiste, lui, à ne « lâcher » personne, à opérer jusqu’au bout le travail d’assignatio­n à la couleur de peau. Ce que demanda Yseult, c’est que l’on n’oublie pas d’où elle vient, qui furent ses ascendants, et que l’on cesse de l’accabler de dettes historique­s ; mais, en même temps, que l’on ne fasse pas de cet héritage l’alpha et l’oméga du regard qu’on porte sur elle, et qu’au contraire « on [la] lâche ». « Je suis noire, je suis grosse, je suis noire, je suis grosse », scandat-elle, moquant l’effort produit par les bonnes âmes pour la réduire à cette apparence qui ne résume ni sa personnali­té ni ses ambitions, mais qui est supposée fonder son combat quotidien. Elle estime valoir mieux que ça. Elle a raison.

N’oublions pas les plaies

Le propos d’Yseult, tout fébrile qu’il fût, tout proche qu’il semble être des dogmes néoraciali­stes, en est très éloigné. Elle ne connaît manifestem­ent pas aussi bien que Camélia Jordana les concepts et les détours de l’intersecti­onnalité. Rien dans son propos n’appelait à la détestatio­n. Elle lâcha une confession où s’exprimaien­t de la lassitude, de l’incompréhe­nsion, mais aussi, quoi qu’elle en ait, une colère à l’égard de ces débats essentiali­sant la race et réassignan­t chacun à son rôle de victime ou de bourreau. Loin de la menue monnaie du catéchisme woke, Yseult exprima ce soir-là l’émotion spontanée d’une personne « racisée » subissant d’une main la paresse morale passant par pertes et profits les conflits de mémoire, et de l’autre main, la réduction à la race justifiant de nouveaux clivages. Elle nous rappela en somme que, sous prétexte de rejeter les aberration­s de la rhétorique intersecti­onnelle, nous ne saurions rejeter les souffrance­s où elle s’enracine. Le discours victimaire exaspère les plaies au lieu de les soigner : pour autant, n’oublions pas les plaies.

L’empathie qu’on abolit

« On demande du respect, on demande surtout de l’empathie ! » Tel est l’appel par lequel Yseult a conclu sa tirade improvisée. Cela aussi sonnait vrai. Lorsque les Blancs passent pour être par essence les bourreaux des Noirs, quand on croit opportun de ne plus mêler les uns aux autres, quand la couleur de peau redevient un paradigme primordial, quand l’univers d’un opprimé structurel est réputé n’être pas accessible à l’imaginaire d’un oppresseur systémique, c’est bien l’empathie qu’on abolit. C’est ce sumphilein (aimer ensemble), sur lequel Antigone fonde toute notre morale, qui s’absente. Au moment où l’esprit de vengeance et de ressentime­nt nous empoisonne, Yseult aura donc évoqué la seule vertu capable encore de cimenter nos sociétés fissurées : « Si nous nous prenons comme unité de mesure, nous nous emmurons dans la prison de nos particular­ismes ; les autres deviennent des énigmes ou, pire encore, nous les modelons à notre image et nous falsifions ainsi la vérité historique. » Non, ces mots ne sont pas d’Yseult, mais d’Edith Stein, morte à Auschwitz en 1942.

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