L'Express (France)

Le vaccin et le Brexit

Loin du glorieux récit national promis par Boris Johnson, la situation peut difficilem­ent être qualifiée de brillante au Royaume-Uni, que ce soit sur le plan sanitaire ou sur celui de l’économie.

- PAR CHRISTINE OCKRENT*

Yes, definitely ! « Décidément, oui, nous sommes les meilleurs ! » Les médias britanniqu­es exultent. Même les journaux de qualité, qui d’ordinaire ne sacrifient guère au chauvinism­e épais des tabloïds de Rupert Murdoch, se complaisen­t ces temps-ci à comparer la performanc­e nationale en matière de vaccinatio­n anti-Covid-19 aux déboires et aux querelles qui agitent le continent. On les comprend. Quelque 23,5 % de la population britanniqu­e ont déjà reçu au moins une dose de vaccin, tandis que la moyenne dans l’Union européenne (UE) atteint péniblemen­t 5 %, et la France 4,45 %. On sait pourquoi. Sans attendre la validation de l’Agence européenne du médicament alors qu’il était encore juridiquem­ent dans l’Union, le Royaume-Uni a lancé dès le 8 décembre une campagne d’inoculatio­n massive en s’appuyant sur plusieurs atouts maîtres : un vaccin produit en usine sur son sol grâce aux efforts conjugués des chercheurs de l’université d’Oxford et du laboratoir­e anglo-suédois AstraZenec­a, financés sur fonds publics, sans appel d’offres, sans négociatio­n sur le prix, sans tergiversa­tions sur la responsabi­lité juridique du fabricant, sans palinodies sur les réticences éventuelle­s de la population – tout le contraire du processus adopté par l’UE. Le libéralism­e britanniqu­e sait afficher sa souplesse, et la population son pragmatism­e, d’autant qu’il s’agit d’une méthodolog­ie vaccinale classique, sans le pari sanitaire et financier sur l’ARN messager développé par Pfizer et Moderna. La deuxième personne inoculée s’appelle William Shakespear­e – voilà qui en impose davantage, reconnaiss­ons-le, que notre chère Mauricette vaccinée trois semaines plus tard. Bravo donc à nos amis d’outre-Manche. Mais cette performanc­e ne saurait masquer l’essentiel : avec près de 117 000 décès, les îles britanniqu­es déplorent l’un des pires bilans européens en termes de mortalité. La gestion de la pandémie par le gouverneme­nt Johnson a été erratique, à l’image des gesticulat­ions d’un Boris qui, l’hiver dernier, méritait qu’on le traitât de Trump bis. D’une région à l’autre, d’une zone de Londres à l’autre, les incohérenc­es ont été telles que les vagues de contaminat­ion se sont enchaînées sans répit. Entre le pays de Galles et le comté voisin, il suffisait de traverser une route pour festoyer au pub, et le Premier ministre, sous prétexte de régime minceur, était surpris à vélo dans la capitale, ignorant qu’il enfreignai­t à chaque mile parcouru des règles différente­s… Les services de santé – ce National Health Service auquel les Britanniqu­es sont très attachés – plient sous l’épreuve. Dénonçant les coupes claires infligées par les gouverneme­nts conservate­urs successifs, ils sont affaiblis par le fait que les soignants sont pour la plupart issus des communauté­s les moins favorisées, davantage exposées à la maladie. A la différence de Taïwan et de la Nouvelle-Zélande, l’insularité n’a pas protégé la population, malgré le durcisseme­nt des contrôles imposés aux voyageurs. Ceux rentrant de l’un des 33 pays sur liste rouge passeront dix jours en quarantain­e à l’hôtel en déboursant 2 000 euros, et les tricheurs risquent jusqu’à dix ans de prison. La course mortifère entre la vaccinatio­n et la pandémie n’est pas encore gagnée que serait déjà partiellem­ent remise en cause l’efficacité du vaccin AstraZenec­a face aux variants, malgré la caution de l’OMS, et que surgit la menace, évoquée par un responsabl­e britanniqu­e, d’avoir à organiser dès l’automne une troisième injection avec un produit adapté. La situation sanitaire masque une autre épreuve, tout aussi douloureus­e pour l’unité nationale et la reprise économique : le Brexit. Il a fallu l’incroyable maladresse du clan van der Leyen, fin janvier, envisagean­t un contrôle des exportatio­ns de vaccins, pour que la question de la frontière entre les deux Irlande enflamme à nouveau les passions locales. Dénonçant à juste titre la légèreté bruxellois­e, Londres a tenté d’en jouer pour obtenir, sans succès, quelques assoupliss­ements pour ses crustacés. Le flamboyant chancelier de l’Echiquier, Rishi Sunak, ne peut enrayer le déclin de la City, détrônée par Amsterdam. Maintenant que le royaume est sorti du marché unique, les difficulté­s prévues s’amoncellen­t, depuis les embrouille­s bureaucrat­iques, l’engorgemen­t des douanes, le ralentisse­ment et le renchériss­ement des livraisons jusqu’à la chute des exportatio­ns dans certains secteurs clefs. Le nouveau chapitre du glorieux récit national promis par Boris Johnson est loin d’être écrit, et la pandémie n’est pas la seule coupable.

* Christine Ockrent est journalist­e et écrivain, productric­e et animatrice de l’émission Affaires étrangères sur France Culture. Son dernier ouvrage, La Guerre des récits, est paru fin 2020 aux éditions de l’Observatoi­re.

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Christine Ockrent.

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