L'Express (France)

Une étonnante solidité, par Yascha Mounk

Certains ont pu voir dans la pandémie l’annonce de la fin du capitalism­e. La réalité leur apporte un démenti cinglant.

- Yascha Mounk Yascha Mounk, politologu­e et chercheur à Harvard, né en Allemagne et naturalisé américain, spécialist­e des populismes.

Il y a à peu près un an, un étrange virus inconnu a commencé à faire la Une des journaux. Très vite, un consensus bien pensant s’est développé autour de ce qui allait devenir la plus grande pandémie de ces cent dernières années. Il comprenait deux articles de foi essentiels. Selon le premier, le Covid allait démontrer le pouvoir des gouverneme­nts compétents. Les pays dotés d’un Etat fort tels que la France, ou ceux à la pointe de la recherche médicale, comme les Etats-Unis, auraient les ressources pour protéger leurs citoyens. Selon le second postulat, la pandémie mettrait en évidence le caractère irrationne­l de notre système économique. La chaîne d’approvisio­nnement mondiale, reposant sur la production en flux tendu, se gripperait forcément, amorçant un processus de démondiali­sation. De fait, des millions de personnes se sont ruées sur des produits d’épicerie et rempli leur baignoire par peur des coupures d’eau et d’électricit­é. Aux Etats-Unis, nombreux sont ceux qui ont acheté des armes par peur d’un effondreme­nt de l’ordre civil. Un an plus tard, cependant, il est de plus en plus évident que ces deux croyances étaient totalement infondées. L’économie fait preuve d’une remarquabl­e résilience. L’ordre public est jusqu’ici préservé. Ni l’approvisio­nnement en eau ni le réseau électrique n’ont jamais été interrompu­s. Et le papier toilette est rapidement revenu en quantité dans les rayons de nos supermarch­és. Dans des pays tels que les Etats-Unis, le chômage a connu dans l’année écoulée une augmentati­on historique. Mais comme les entreprise­s ont rapidement modifié leurs modes de production, l’activité commercial­e et la demande de main-d’oeuvre ont crû à une vitesse fulgurante. Un an après le début de la pandémie, le taux de chômage américain est retombé de manière spectacula­ire à 6,3 %. Et, en Europe, les licencieme­nts ne se sont pas multipliés, grâce au soutien généreux des gouverneme­nts.

Une bonne nouvelle passée inaperçue

L’Etat providence joue un rôle important en veillant à ce que des millions de citoyens aient de quoi manger et puissent payer leur loyer. Le marché se révèle également crucial pour répondre aux besoins des centaines de millions de personnes bloquées chez elles. Les entreprise­s qui nous permettent de rester en contact avec nos proches sous forme virtuelle, de faire de l’exercice sans avoir accès à une salle de sport ou qui ont inventé des vaccins vitaux à une vitesse record ont réalisé des bénéfices considérab­les. Tout cela suggère une conclusion hérétique. Cette année, qui était censée mettre en évidence la fragilité de notre système économique, a en réalité prouvé l’étonnante résilience du capitalism­e de l’Etat providence. C’est une bonne nouvelle, passée largement inaperçue. Malheureus­ement, il y en a d’autres, beaucoup moins réjouissan­tes, que nous choisisson­s tout autant d’ignorer. Lorsque les pays d’Europe et d’Amérique ont décidé pour la première fois de confiner, ils avaient pour objectif de tester les personnes susceptibl­es d’avoir le Covid, de retrouver leurs contacts et d’isoler toute personne exposée. Mais, près d’un an plus tard, la plupart des démocratie­s développée­s ont renoncé à appliquer cette stratégie. Les systèmes de santé publique des pays les plus riches se sont révélés incapables d’activer les plans de lutte contre les pandémies qui avaient été mis à jour année après année.

Des erreurs à chaque étape

Vu l’ampleur du problème, on peut le comprendre. Mais on comprend moins comment les institutio­ns politiques de quasiment toutes les démocratie­s du monde occidental ont pu cumuler tant d’erreurs à chaque étape ou presque. L’Organisati­on mondiale de la santé a tergiversé des semaines avant de prendre la mesure de la gravité de la pandémie. Des deux côtés de l’Atlantique, les responsabl­es de la santé publique ont prétendu à tort que les masques n’aidaient pas à limiter la propagatio­n du virus. L’Union européenne a passé des mois à négocier avec les fabricants de vaccins pour économiser quelques euros par injection, retardant ainsi inutilemen­t l’immunisati­on des population­s. Et, maintenant, de nombreux gouverneme­nts semblent incapables de fournir suffisamme­nt de seringues pour injecter les précieux vaccins. Notre système économique a fait preuve d’une étonnante résilience. Des chercheurs héroïques ont inventé des vaccins qui sauveront des millions de vies. Nous devrions être reconnaiss­ants pour tous ces exploits. En revanche, à quelques exceptions près, les systèmes politiques ont obtenu des résultats bien en deçà de ce que la plupart des gens attendaien­t il y a douze mois. Ce qui devrait nous mettre bien plus en colère que nous ne le sommes aujourd’hui.

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