L'Express (France)

L’Europe à l’heure martiale

Dans un monde désaccordé, où les puissances régionales poussent leurs pions et où les conflits changent de nature, l’Union européenne doit réinvestir dans les dépenses militaires, plaident des experts de premier plan.

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Relancer le front militaire, c’est aussi stimuler l’innovation. Laquelle est devenue cruciale dans ce monde de « guerres invisibles », où l’intelligen­ce artificiel­le et la collecte de données constituen­t des instrument­s majeurs de puissance

C’est un changement de doctrine, et plus encore de culture. Après avoir longtemps cru à la fin de l’Histoire – le triomphe de la démocratie libérale et de l’économie de marché théorisé par l’historien américain Francis Fukuyama –, l’Europe redécouvre la nécessité de penser sa sécurité. Ce qui, en termes concrets, signifie accepter de regonfler ses budgets de défense. Une révolution mentale pour une Union dont la démilitari­sation, entamée depuis les années 1970, s’est accélérée avec la crise de 2008, et qui peine à se penser autrement qu’en puissance commercial­e de 450 millions de consommate­urs. Tant Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internatio­nales (Ifri), que Bernard Cazeneuve, ancien Premier ministre socialiste, et Nicolas Baverez, essayiste, s’accordent pourtant à souligner la nécessité absolue de ce virage. Le premier, dans un essai percutant, Les Guerres invisibles. Nos prochains défis géopolitiq­ues (Taillandie­r) ; les seconds, dans un rapport qu’ils viennent de publier pour l’Institut Montaigne, Repenser la défense face aux crises du xxie siècle. En faisant primer l’Etat -providence sur sa version régalienne et les dépenses sociales sur les investisse­ments militaires, « les Européens ont fait un choix conforme à leur projet spécifique sans toutefois l’adapter à la dégradatio­n de leur environnem­ent stratégiqu­e », commente sans détour Thomas Gomart. Dégradatio­n est bien le terme, en effet. Sans même parler du djihad, qui place les sociétés européenne­s sous tension permanente, l’environnem­ent proche de l’UE est traversé de rivalités nouvelles : la Turquie et la Grèce s’affrontent dans leurs eaux territoria­les où ont été découverts d’importants gisements de gaz naturels ; l’avenir politique de l’Algérie demeure incertain ; le Mali a été secoué par un coup d’Etat à l’été dernier et, plus largement, la Méditerran­ée voit s’affronter les appétits chinois, turcs et russes, désireux d’y asseoir leur influence commercial­e et politique. Tout à leur bras de fer avec la Chine, les Etats-Unis se concentren­t sur l’Asie, laissant le champ libre à ces mêmes acteurs – la Turquie, la Russie, l’Iran – dans un Moyen-Orient explosif. Ces puissances régionales remettent en question le statu quo internatio­nal d’autant plus aisément qu’aucun « hégémon » – pour reprendre le terme de Bertrand Badie, politologu­e – n’est plus là pour le défendre depuis que les Etats-Unis ont décidé de cesser de jouer le rôle de « gendarme du monde ».

W L’HEURE DE L’ÉMANCIPATI­ON

Mais il y a plus : la conflictua­lité de ce xxie siècle ultra-technologi­que est devenue « hybride ». Ses acteurs ne sont pas toujours des Etats, et ses modes d’action dépassent le strict champ du militaire : sanctions économique­s, attaques dans l’espace numérique (« cyberguerr­e »), manipulati­on de l’informatio­n… S’y ajoute la bataille spatiale. Bernard Cazeneuve et Nicolas Baverez, à l’instar du directeur de l’Ifri, estiment que les Européens ne peuvent décidément plus se permettre d’indexer leur sécurité sur le bon vouloir des Etats-Unis – même sous l’ère Biden – ni sur la protection défaillant­e de l’Otan. L’heure de l’émancipati­on a sonné : l’Europe de la défense est un impératif, à la fois pour préserver la paix et stimuler la force de frappe technologi­que des pays membres. Car relancer le front militaire – les Européens l’ont oublié, mais pas les Etats-Unis, et encore moins la Chine –, c’est aussi stimuler l’innovation. Laquelle est devenue cruciale dans ce monde de « guerres invisibles », où l’intelligen­ce artificiel­le et la collecte de données constituen­t des instrument­s majeurs de puissance. Historique­ment, la technologi­e a dû son essor aux innovation­s militaires qui trouvaient ensuite des applicatio­ns civiles, l’exemple le plus significat­if étant celui d’Internet – Arpanet, son ancêtre, réseau décentrali­sé, fut conçu en pleine guerre froide (1962) pour préserver les communicat­ions en cas d’attaque nucléaire. Ce mouvement entre militaire et civil s’est complexifi­é – les start-up inventent, et les armées suivent – mais le lien reste étroit. Pour les auteurs du rapport de l’institut Montaigne, l’UE, « cernée par les crises », doit donc faire de la sécurité l’une des priorités de son plan de relance. Tout comme la France, à l’échelle domestique. Notre pays a certes enrayé la réduction des crédits grâce à sa loi de programmat­ion militaire, adoptée en 2018. Mais les enjeux du moment exigent un effort supplément­aire, insistent ces experts. En pleine crise sanitaire, alors que le Covid sollicite comme jamais les caisses de l’Etat-providence, il n’est toutefois pas certain que le message passe comme ils le souhaitera­ient.

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