Chloé Morin : « Nous avons tous notre part dans l’effondrement démocratique actuel »
Manque d’alternatives politiques, logique d’affrontement sur les réseaux sociaux, manipulation de l’opinion, individualisme… La politologue identifie les maux qui fissurent notre société.
Il y a la crise, omniprésente, asphyxiante, du Covid. Et celle, plus sourde, mais plus dangereuse encore, de nos démocraties. On sait, depuis longtemps maintenant, que les électeurs se détournent des urnes et n’attendent plus grand-chose d’un « système » régi par des dirigeants politiques trop souvent versés dans l’entre-soi, au détriment de l’intérêt public. Ce désinvestissement citoyen atteint désormais des sommets avec le « séparatisme numérique » provoqué par les réseaux sociaux et l’intelligence artificielle. Comment rebâtir du « commun » dans une société qui rugit au lieu de débattre, et refuse tout compromis ? C’est la question fondamentale posée par la politologue Chloé Morin dans un essai remarquable, Le Populisme au secours de la démocratie ? (Gallimard). Pour cette spécialiste de l’opinion associée à la Fondation Jean-Jaurès, celui-ci n’est pas la cause du mal démocratique, mais son symptôme.
Volatilité électorale, désaveu des partis, hyperdéfiance envers le politique… Vous décrivez des dirigeants frappés de cécité face à la crise, et ne comprenant pas tout des nouvelles règles du jeu. Comment expliquez-vous ce décalage ? Chloé Morin Les changements qui ont eu lieu ces vingt dernières années sur les plans politique et médiatique dans de nombreux pays demandent aux gouvernements d’accepter l’incertitude, d’être prêts à se voir dessaisis d’une part de leur pouvoir. Dorénavant, un élu, quel qu’il soit, même un président de la République, peine à imposer un thème à l’agenda médiatique. Cette dépossession est d’autant plus difficile à admettre en France que nous avons une vision de l’Etat attachée à l’imaginaire monarchiste et bonapartiste. Le politique est pris dans un étau : il doit prétendre pouvoir agir dans de multiples domaines, sans en avoir les capacités. D’où une forme de déni des nouvelles réalités.
Et face à lui grandit le rejet envers « le système »…
Les citoyens ont l’impression qu’on ne leur propose plus différentes visions de la société, mais seulement diverses nuances de gris. Entre les partis acceptés dans le jeu politique (si on exclut les populistes), il n’y a plus que des écarts paramétriques par rapport au consensus néolibéral : ici, un peu plus d’impôt, là, un peu moins, etc. On demande aux électeurs de voter, mais, à la fin, ils constatent que rien ne change. Dès lors, une partie d’entre eux veut simplement retrouver une faculté de choix. C’est ce qui explique la fuite vers les solutions extrêmes proposées par les populistes.
Lesquels ne seraient pas la maladie, mais le symptôme de nos défaillances démocratiques ?
La catégorie « populiste » est devenue un grand fourre-tout, dans lequel on mélange ceux qui remettent en question les valeurs fondamentales de la République – Marine Le Pen sur l’immigration, par exemple – avec ceux qui refusent de rembourser la dette Covid, ou qui proposent de refonder le système fiscal – ce qui, en soi, n’est en rien « inacceptable » au regard de nos valeurs fondamentales, mais n’a pas droit de cité dans le débat « raisonnable ».
Le populisme présente tout de même des invariants, comme le rappelle le sociologue Pierre Rosanvallon* : exaltation du « peuple-un » face à des élites censées avoir pour projet de le soumettre ou de le circonvenir, attaques contre l’Etat de droit, rejet du pluralisme des opinions…
Ces critères me semblent maintenant dilués, et l’intérêt analytique du terme « populisme » se trouve affaibli par l’utilisation politicienne que l’on en fait. On emploie de plus en plus souvent ce vocable pour disqualifier des oppositions dont on considère qu’elles n’ont pas droit de cité. Le mot « populisme » bloque la réflexion. Mieux vaut employer la notion d’« extrêmes », et qualifier plus précisément les familles d’idées dont on parle : les libéraux, les conservateurs, les nationalistes, etc.
Pour revitaliser la démocratie, nous devons renouer avec la confrontation, dites-vous. Le « clash » n’est pourtant pas ce qui manque dans l’actualité ! On confond débat et conflit. Deux interlocuteurs qui s’écharpent en tentant d’imposer leur vérité ne débattent pas, ils s’affrontent. Evidemment, cogner sur l’adversaire présente l’intérêt de souder un groupe autour de son leader. Par ailleurs, le champ médiatique semble offrir un large éventail d’opinions, mais les Zemmour, Onfray, Coffin et autres personnalités ne donnent que l’illusion de la diversité ; en réalité, ils entretiennent un dialogue de sourds. Ce faux débat, attisé par l’accélération des cycles médiatiques, se déporte de plus en plus sur nos différences – ce que l’on est, qui n’est pas négociable – et non sur ce que l’on fait ou pense – qui peut être discuté et faire l’objet de compromis.
D’où la lutte acharnée des identités ?
Nous sommes face à toutes sortes de tribus qui ne recherchent pas un compromis pour vivre ensemble, mais tentent de s’illustrer et de neutraliser l’adversaire. Cet affrontement-là, fondé sur des logiques victimaires ou de boucs émissaires, est stérile. Il donne le sentiment à certains de ne pas être reconnus et de ne pas avoir de place dans la société. Il est frappant de constater qu’aucune des dynamiques politiques et sociales actuelles ne permet de créer du « nous ». En outre, les lieux susceptibles de purger cette conflictualité ont disparu ou sont disqualifiés : le Parlement, censé être le coeur battant de la démocratie, n’inspire plus confiance qu’à 27 % des Français, ce qui est à peine mieux que les syndicats et les partis. Les gilets jaunes constituent l’exemple parfait de cette tension ne trouvant pas d’endroit où se résoudre.
Le recours à l’imaginaire de la nation souveraine, qui traverse désormais le champ politique, d’Arnaud Montebourg à Marine Le Pen, est-il une façon de reconstituer ce « nous » ?
A mon sens, l’adhésion d’une partie de la population au souverainisme est une illusion. Elle procède d’un besoin de protection. Mais compte tenu du mouvement de « tribalisation » individualiste que je décrivais plus haut, le cadre national ne suffira pas, il sera toujours trop vaste par rapport à celui de la tribu.
C’est l’une des grandes désillusions de l’époque : Internet, via les réseaux sociaux, mine la vie démocratique, au point de provoquer un « séparatisme numérique », selon vos mots. Le danger est d’autant plus grand qu’il est invisible ?
Le numérique est notre nouvelle agora, mais il n’est pas fait pour confronter les idées ; sa logique est celle de l’affirmation de soi et de l’illustration. Et les politiques ne tiennent compte de cette nouvelle réalité qu’en termes de canaux : ils vont sur TikTok, participent à telle ou telle émission sur le Web, sans s’interroger sur le fait que, si plusieurs catégories d’internautes peuvent ainsi entrer en dialogue direct avec eux, elles ne se rencontrent jamais. Chacune vit dans une réalité parallèle, ce qui ne favorise ni la confrontation ni la diversité, ni un débat à l’échelle nationale, assis sur une vérité partagée. Les contenus que les groupes des gilets jaunes postaient sur Facebook, par exemple, racontaient une histoire très différente de celle du JT de 20 heures. Cette addition d’entre-soi numériques empêche l’entrée en jeu d’un élément clef pour créer du commun : la capacité à se mettre à la place d’autrui, à envisager un point de vue distinct. On parle en ce moment de séparatisme islamiste, mais, dans un tout autre registre, le séparatisme numérique est bien plus répandu. Et il pose un véritable problème démocratique.
Délibérer requiert un esprit critique. Et, là encore, les nouvelles technologies jouent contre nous…
Les neurosciences permettent désormais d’influencer notre prise de décision par les techniques de neuromarketing, tandis que l’intelligence artificielle rend possible l’ultra-ciblage marchand et politique à l’échelle industrielle. Nous voici passés de la manipulation des « masses » à la manipulation « individualisée » exploitant la crédulité de l’opinion, et cette situation aboutit à une crise du libre arbitre. Ceux qui, hier, parvenaient à contrecarrer ceux qui tordent la réalité à leur profit sont aujourd’hui frappés d’une grande défiance, qu’il s’agisse des médias, des experts ou des concurrents politiques.
Quelle serait la solution ?
Les Gafam se prétendent promoteurs de la transparence et de la démocratie. S’ils s’alignaient avec leur discours, ils changeraient la structure de leur modèle économique qui valorise l’émotion au détriment de la raison. Les Etats ne peuvent les y contraindre, mais ils peuvent réguler. Sur ce plan, l’Europe est moins à la traîne, avec sa loi sur la protection des données. Mais elle devrait aller beaucoup plus loin. Il faut agir aussi sur l’éducation, par exemple.
Et admettre la facilité avec laquelle chacun se laisse piéger par ses biais cognitifs... Nous surestimons notre aptitude à exercer notre raison, en effet. On pense que les crédules sont les autres, jamais soi-même. Je crois que nous ne sortirons pas de l’impasse tant que les citoyens n’auront pas pris conscience qu’ils ont, eux aussi, leur part dans l’effondrement démocratique. Il est trop facile de renvoyer toute la responsabilité sur les politiques. Etre citoyen, ce n’est pas seulement aller voter, c’est aussi avoir des droits et des devoirs, s’informer, tenir compte de l’intérêt général, affronter l’altérité. Commençons par reconnaître que la question démocratique préexiste à toutes les autres. Et tentons de trouver des moyens, à l’échelle locale et nationale, de décider autrement. Demandons-nous comment faire davantage participer les citoyens, pour que chacun se sente à peu près reconnu et ne prenne pas comme une humiliation la perte d’un arbitrage. Ce n’est qu’à cette condition que nous retrouverons l’indispensable solidarité politique. Et que nous éviterons la catastrophe.
« Nous sommes face à toutes sortes de tribus qui ne recherchent pas un compromis pour vivre ensemble, mais tentent de s’illustrer et de neutraliser l’adversaire. Cet affrontement, fondé sur des logiques victimaires ou de boucs émissaires, est stérile »