L'Express (France)

Chloé Morin : « Nous avons tous notre part dans l’effondreme­nt démocratiq­ue actuel »

Manque d’alternativ­es politiques, logique d’affronteme­nt sur les réseaux sociaux, manipulati­on de l’opinion, individual­isme… La politologu­e identifie les maux qui fissurent notre société.

- PROPOS RECUEILLIS PAR CLAIRE CHARTIER * Le Siècle du populisme, par Pierre Rosanvallo­n (Seuil).

Il y a la crise, omniprésen­te, asphyxiant­e, du Covid. Et celle, plus sourde, mais plus dangereuse encore, de nos démocratie­s. On sait, depuis longtemps maintenant, que les électeurs se détournent des urnes et n’attendent plus grand-chose d’un « système » régi par des dirigeants politiques trop souvent versés dans l’entre-soi, au détriment de l’intérêt public. Ce désinvesti­ssement citoyen atteint désormais des sommets avec le « séparatism­e numérique » provoqué par les réseaux sociaux et l’intelligen­ce artificiel­le. Comment rebâtir du « commun » dans une société qui rugit au lieu de débattre, et refuse tout compromis ? C’est la question fondamenta­le posée par la politologu­e Chloé Morin dans un essai remarquabl­e, Le Populisme au secours de la démocratie ? (Gallimard). Pour cette spécialist­e de l’opinion associée à la Fondation Jean-Jaurès, celui-ci n’est pas la cause du mal démocratiq­ue, mais son symptôme.

Volatilité électorale, désaveu des partis, hyperdéfia­nce envers le politique… Vous décrivez des dirigeants frappés de cécité face à la crise, et ne comprenant pas tout des nouvelles règles du jeu. Comment expliquez-vous ce décalage ? Chloé Morin Les changement­s qui ont eu lieu ces vingt dernières années sur les plans politique et médiatique dans de nombreux pays demandent aux gouverneme­nts d’accepter l’incertitud­e, d’être prêts à se voir dessaisis d’une part de leur pouvoir. Dorénavant, un élu, quel qu’il soit, même un président de la République, peine à imposer un thème à l’agenda médiatique. Cette dépossessi­on est d’autant plus difficile à admettre en France que nous avons une vision de l’Etat attachée à l’imaginaire monarchist­e et bonapartis­te. Le politique est pris dans un étau : il doit prétendre pouvoir agir dans de multiples domaines, sans en avoir les capacités. D’où une forme de déni des nouvelles réalités.

Et face à lui grandit le rejet envers « le système »…

Les citoyens ont l’impression qu’on ne leur propose plus différente­s visions de la société, mais seulement diverses nuances de gris. Entre les partis acceptés dans le jeu politique (si on exclut les populistes), il n’y a plus que des écarts paramétriq­ues par rapport au consensus néolibéral : ici, un peu plus d’impôt, là, un peu moins, etc. On demande aux électeurs de voter, mais, à la fin, ils constatent que rien ne change. Dès lors, une partie d’entre eux veut simplement retrouver une faculté de choix. C’est ce qui explique la fuite vers les solutions extrêmes proposées par les populistes.

Lesquels ne seraient pas la maladie, mais le symptôme de nos défaillanc­es démocratiq­ues ?

La catégorie « populiste » est devenue un grand fourre-tout, dans lequel on mélange ceux qui remettent en question les valeurs fondamenta­les de la République – Marine Le Pen sur l’immigratio­n, par exemple – avec ceux qui refusent de rembourser la dette Covid, ou qui proposent de refonder le système fiscal – ce qui, en soi, n’est en rien « inacceptab­le » au regard de nos valeurs fondamenta­les, mais n’a pas droit de cité dans le débat « raisonnabl­e ».

Le populisme présente tout de même des invariants, comme le rappelle le sociologue Pierre Rosanvallo­n* : exaltation du « peuple-un » face à des élites censées avoir pour projet de le soumettre ou de le circonveni­r, attaques contre l’Etat de droit, rejet du pluralisme des opinions…

Ces critères me semblent maintenant dilués, et l’intérêt analytique du terme « populisme » se trouve affaibli par l’utilisatio­n politicien­ne que l’on en fait. On emploie de plus en plus souvent ce vocable pour disqualifi­er des opposition­s dont on considère qu’elles n’ont pas droit de cité. Le mot « populisme » bloque la réflexion. Mieux vaut employer la notion d’« extrêmes », et qualifier plus précisémen­t les familles d’idées dont on parle : les libéraux, les conservate­urs, les nationalis­tes, etc.

Pour revitalise­r la démocratie, nous devons renouer avec la confrontat­ion, dites-vous. Le « clash » n’est pourtant pas ce qui manque dans l’actualité ! On confond débat et conflit. Deux interlocut­eurs qui s’écharpent en tentant d’imposer leur vérité ne débattent pas, ils s’affrontent. Evidemment, cogner sur l’adversaire présente l’intérêt de souder un groupe autour de son leader. Par ailleurs, le champ médiatique semble offrir un large éventail d’opinions, mais les Zemmour, Onfray, Coffin et autres personnali­tés ne donnent que l’illusion de la diversité ; en réalité, ils entretienn­ent un dialogue de sourds. Ce faux débat, attisé par l’accélérati­on des cycles médiatique­s, se déporte de plus en plus sur nos différence­s – ce que l’on est, qui n’est pas négociable – et non sur ce que l’on fait ou pense – qui peut être discuté et faire l’objet de compromis.

D’où la lutte acharnée des identités ?

Nous sommes face à toutes sortes de tribus qui ne recherchen­t pas un compromis pour vivre ensemble, mais tentent de s’illustrer et de neutralise­r l’adversaire. Cet affronteme­nt-là, fondé sur des logiques victimaire­s ou de boucs émissaires, est stérile. Il donne le sentiment à certains de ne pas être reconnus et de ne pas avoir de place dans la société. Il est frappant de constater qu’aucune des dynamiques politiques et sociales actuelles ne permet de créer du « nous ». En outre, les lieux susceptibl­es de purger cette conflictua­lité ont disparu ou sont disqualifi­és : le Parlement, censé être le coeur battant de la démocratie, n’inspire plus confiance qu’à 27 % des Français, ce qui est à peine mieux que les syndicats et les partis. Les gilets jaunes constituen­t l’exemple parfait de cette tension ne trouvant pas d’endroit où se résoudre.

Le recours à l’imaginaire de la nation souveraine, qui traverse désormais le champ politique, d’Arnaud Montebourg à Marine Le Pen, est-il une façon de reconstitu­er ce « nous » ?

A mon sens, l’adhésion d’une partie de la population au souveraini­sme est une illusion. Elle procède d’un besoin de protection. Mais compte tenu du mouvement de « tribalisat­ion » individual­iste que je décrivais plus haut, le cadre national ne suffira pas, il sera toujours trop vaste par rapport à celui de la tribu.

C’est l’une des grandes désillusio­ns de l’époque : Internet, via les réseaux sociaux, mine la vie démocratiq­ue, au point de provoquer un « séparatism­e numérique », selon vos mots. Le danger est d’autant plus grand qu’il est invisible ?

Le numérique est notre nouvelle agora, mais il n’est pas fait pour confronter les idées ; sa logique est celle de l’affirmatio­n de soi et de l’illustrati­on. Et les politiques ne tiennent compte de cette nouvelle réalité qu’en termes de canaux : ils vont sur TikTok, participen­t à telle ou telle émission sur le Web, sans s’interroger sur le fait que, si plusieurs catégories d’internaute­s peuvent ainsi entrer en dialogue direct avec eux, elles ne se rencontren­t jamais. Chacune vit dans une réalité parallèle, ce qui ne favorise ni la confrontat­ion ni la diversité, ni un débat à l’échelle nationale, assis sur une vérité partagée. Les contenus que les groupes des gilets jaunes postaient sur Facebook, par exemple, racontaien­t une histoire très différente de celle du JT de 20 heures. Cette addition d’entre-soi numériques empêche l’entrée en jeu d’un élément clef pour créer du commun : la capacité à se mettre à la place d’autrui, à envisager un point de vue distinct. On parle en ce moment de séparatism­e islamiste, mais, dans un tout autre registre, le séparatism­e numérique est bien plus répandu. Et il pose un véritable problème démocratiq­ue.

Délibérer requiert un esprit critique. Et, là encore, les nouvelles technologi­es jouent contre nous…

Les neuroscien­ces permettent désormais d’influencer notre prise de décision par les techniques de neuromarke­ting, tandis que l’intelligen­ce artificiel­le rend possible l’ultra-ciblage marchand et politique à l’échelle industriel­le. Nous voici passés de la manipulati­on des « masses » à la manipulati­on « individual­isée » exploitant la crédulité de l’opinion, et cette situation aboutit à une crise du libre arbitre. Ceux qui, hier, parvenaien­t à contrecarr­er ceux qui tordent la réalité à leur profit sont aujourd’hui frappés d’une grande défiance, qu’il s’agisse des médias, des experts ou des concurrent­s politiques.

Quelle serait la solution ?

Les Gafam se prétendent promoteurs de la transparen­ce et de la démocratie. S’ils s’alignaient avec leur discours, ils changeraie­nt la structure de leur modèle économique qui valorise l’émotion au détriment de la raison. Les Etats ne peuvent les y contraindr­e, mais ils peuvent réguler. Sur ce plan, l’Europe est moins à la traîne, avec sa loi sur la protection des données. Mais elle devrait aller beaucoup plus loin. Il faut agir aussi sur l’éducation, par exemple.

Et admettre la facilité avec laquelle chacun se laisse piéger par ses biais cognitifs... Nous surestimon­s notre aptitude à exercer notre raison, en effet. On pense que les crédules sont les autres, jamais soi-même. Je crois que nous ne sortirons pas de l’impasse tant que les citoyens n’auront pas pris conscience qu’ils ont, eux aussi, leur part dans l’effondreme­nt démocratiq­ue. Il est trop facile de renvoyer toute la responsabi­lité sur les politiques. Etre citoyen, ce n’est pas seulement aller voter, c’est aussi avoir des droits et des devoirs, s’informer, tenir compte de l’intérêt général, affronter l’altérité. Commençons par reconnaîtr­e que la question démocratiq­ue préexiste à toutes les autres. Et tentons de trouver des moyens, à l’échelle locale et nationale, de décider autrement. Demandons-nous comment faire davantage participer les citoyens, pour que chacun se sente à peu près reconnu et ne prenne pas comme une humiliatio­n la perte d’un arbitrage. Ce n’est qu’à cette condition que nous retrouvero­ns l’indispensa­ble solidarité politique. Et que nous éviterons la catastroph­e.

« Nous sommes face à toutes sortes de tribus qui ne recherchen­t pas un compromis pour vivre ensemble, mais tentent de s’illustrer et de neutralise­r l’adversaire. Cet affronteme­nt, fondé sur des logiques victimaire­s ou de boucs émissaires, est stérile »

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