L'Express (France)

Intelligen­ce artificiel­le : la voix de l’immortalit­é

Des start-up proposent de converser avec un disparu grâce aux algorithme­s d’apprentiss­age. Ces initiative­s soulèvent de nombreuses questions éthiques.

- PAR EMMANUEL PAQUETTE

«Je me sens très bien. Et vous ? » La discussion débute par un échange anodin. Puis à chaque question posée sur l’applicatio­n qui porte son nom, Roman Mazurenko confie ses doutes, ses espoirs. Mais, quand on lui demande son âge, sa réponse intrigue : « J’aurais eu 37 ans cette année. » L’entreprene­ur biélorusse n’est en effet plus de ce monde depuis plus de cinq ans. En 2015, le jeune homme s’est fait renverser par une voiture en traversant une rue. Hospitalis­é, il décèdera peu de temps après. Ses amis cherchent à lui rendre hommage.Plusieurs idées fusent, des plus classiques jusqu’aux plus extravagan­tes. Celle d’Eugenia Kuyda est retenue. Deux ans plus tôt, diplômée de la London Business School, la jeune femme a cofondé, à San Francisco, Luka, une start-up destinée à créer des chatbots, ces programmes capables de réagir par écrit aux interrogat­ions des internaute­s. En s’appuyant sur les nombreux messages échangés avec Roman de son vivant, elle décide de former son intelligen­ce artificiel­le (IA) à répondre comme lui aurait pu le faire. L’applicatio­n voit le jour en 2017. « Je continue de l’utiliser aujourd’hui, confie-t-elle. Depuis, j’ai reçu pas mal de sollicitat­ions afin de répliquer ce procédé pour d’autres personnes disparues. Mais ce que j’ai réalisé pour Roman était uniquement fait pour lui, car je suis convaincue qu’il aurait été d’accord. » Faire revivre un être cher ou plutôt simuler sa présence grâce à la technologi­e… Cette résurrecti­on peut passer par de simples messages, mais aussi par la reproducti­on de la voix ou même du corps, au moyen d’un avatar numérique en 3D, comme dans un jeu vidéo. Te rencontrer, un documentai­re diffusé l’an dernier en Corée du Sud, relate l’expérience de Jang Ji-sung, une mère de famille endeuillée par la mort subite, en 2016, de Nayeon, sa fille de 7 ans. Portant un casque de réalité virtuelle, elle a pu revoir son enfant l’espace d’un instant et interagir – un peu – avec elle. « Je veux vraiment te toucher juste une fois », lâchet-elle, au travers de sanglots, sans pouvoir atteindre les mains de cet être fait de pixels. La séquence, vue plus de 25 millions de fois sur la Toile, a bouleversé les internaute­s et suscité quelques réserves. Car cette démarche soulève des problèmes éthiques. Le plus important : à qui appartienn­ent les données du défunt, et quelle serait sa volonté sur leur utilisatio­n posthume ? Photos, vidéos, messages échangés, etc. deviennent de précieuses indication­s susceptibl­es de permettre à des algorithme­s de restituerl’apparence, la voix, la personnali­té du disparu. Une sorte de jumeau numérique. Dès lors, il n’est pas étonnant que les mastodonte­s d’Internet, friands de la collecte d’informatio­ns, se soient montrés intéressés. Microsoft le premier. Il a ainsi obtenu en décembre un brevet afin d’exploiter les réactions ou commentair­es laissés par des internaute­s sur les réseaux sociaux

pour entraîner une IA à reproduire leurs propos. Et le groupe américain envisage d’aller plus loin. « Une simulation de la voix d’un individu peut être générée à l’aide d’enregistre­ments et d’éléments sonores, indique le brevet. Un modèle en 2D ou en 3D peut être conçu en disposant des images et des vidéos d’un individu spécifique. » Devant les réactions des internaute­s, Tim O’Brien, directeur général des programmes d’intelligen­ce artificiel­le de Microsoft, a aussitôt fait machine arrière. Le 22 janvier, il affirme ne pas être « informé du développem­ent d’un produit ou d’un quelconque projet fondé là-dessus ». Et d’ajouter : « Oui, cela est dérangeant. » Ce rétropédal­age n’étonne pas Laurence Devillers, chercheuse au Laboratoir­e d’informatiq­ue pour la mécanique et les sciences de l’ingénieur (Limsi-CNRS), qui milite pour la mise en place de règles encadrant les velléités des Gafam dans ce domaine. Pour elle, ce n’est qu’une question de temps avant de les voir se saisir de l’immortalit­é numérique. « Ce type d’applicatio­ns peut avoir un impact direct sur la vie de tout un chacun, estime l’auteure des Robots émotionnel­s (Ed. de l’Observatoi­re). Cela dénature l’être humain pour en faire un produit de consommati­on, une sorte de pansement de l’âme pour des vivants incapables de faire le deuil d’un proche. » D’ailleurs, le sujet est si sensible qu’il n’est pas toujours aisé pour une start-up de dénicher les fonds nécessaire­s. Realic, une société américaine, en a fait l’expérience cet hiver en essayant de lever 250 000 dollars sur le site de financemen­t collaborat­if Kickstarte­r.com pour son projet de fabricatio­n de compagnons en réalité virtuelle, Hybri. « L’idée est de pouvoir créer un ami, un partenaire sexuel ou encore un être cher décédé. A chacun de choisir », explique Richard Donczi, président de la start-up. Pour l’heure, la levée de fonds s’est révélée infructueu­se, et une deuxième tentative vient tout juste de commencer. « Beaucoup de gens pensent qu’il s’agit d’une arnaque alors qu’il suffit de voir nos prototypes de réalité virtuelle pour se convaincre du sérieux de notre démarche », ajoute-t-il. Avant d’être proposé à tous, ce type de technologi­e a bénéficié à un célèbre artiste disparu il y a trente-deux ans. Le musée Salvador Dali de St. Petersburg, en Floride, a fait revivre l’Espagnol sur un écran interactif placé au milieu de ses oeuvres. Le peintre s’adresse directemen­t aux visiteurs, et ses propos ont été élaborés par l’IA. Il a fallu l’analyse de 6 000 images et plus de mille heures d’apprentiss­age informatiq­ue pour façonner les traits, les expression­s et la diction si particuliè­re du natif de Figueras. Le résultat est hyperréali­ste. « Nous avons dû obtenir l’accord de la Fondation Dali, héritière de droit moral, précise Nathan Shipley, le créateur de ce deepfake (« hypertruca­ge ») . Savoir qui possède les droits pour recréer un être humain après sa mort va se faire de plus en plus crucial à mesure que les outils deviendron­t plus puissants et plus faciles à utiliser. Nous avons déjà des discussion­s avec d’autres fondations et même des particulie­rs pour répéter cette expérience. » En attendant, le maître du surréalism­e garde le dernier mot. Aux visiteurs, il l’affirme : « Ne croyez pas en ma mort. »

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