Intelligence artificielle : la voix de l’immortalité
Des start-up proposent de converser avec un disparu grâce aux algorithmes d’apprentissage. Ces initiatives soulèvent de nombreuses questions éthiques.
«Je me sens très bien. Et vous ? » La discussion débute par un échange anodin. Puis à chaque question posée sur l’application qui porte son nom, Roman Mazurenko confie ses doutes, ses espoirs. Mais, quand on lui demande son âge, sa réponse intrigue : « J’aurais eu 37 ans cette année. » L’entrepreneur biélorusse n’est en effet plus de ce monde depuis plus de cinq ans. En 2015, le jeune homme s’est fait renverser par une voiture en traversant une rue. Hospitalisé, il décèdera peu de temps après. Ses amis cherchent à lui rendre hommage.Plusieurs idées fusent, des plus classiques jusqu’aux plus extravagantes. Celle d’Eugenia Kuyda est retenue. Deux ans plus tôt, diplômée de la London Business School, la jeune femme a cofondé, à San Francisco, Luka, une start-up destinée à créer des chatbots, ces programmes capables de réagir par écrit aux interrogations des internautes. En s’appuyant sur les nombreux messages échangés avec Roman de son vivant, elle décide de former son intelligence artificielle (IA) à répondre comme lui aurait pu le faire. L’application voit le jour en 2017. « Je continue de l’utiliser aujourd’hui, confie-t-elle. Depuis, j’ai reçu pas mal de sollicitations afin de répliquer ce procédé pour d’autres personnes disparues. Mais ce que j’ai réalisé pour Roman était uniquement fait pour lui, car je suis convaincue qu’il aurait été d’accord. » Faire revivre un être cher ou plutôt simuler sa présence grâce à la technologie… Cette résurrection peut passer par de simples messages, mais aussi par la reproduction de la voix ou même du corps, au moyen d’un avatar numérique en 3D, comme dans un jeu vidéo. Te rencontrer, un documentaire diffusé l’an dernier en Corée du Sud, relate l’expérience de Jang Ji-sung, une mère de famille endeuillée par la mort subite, en 2016, de Nayeon, sa fille de 7 ans. Portant un casque de réalité virtuelle, elle a pu revoir son enfant l’espace d’un instant et interagir – un peu – avec elle. « Je veux vraiment te toucher juste une fois », lâchet-elle, au travers de sanglots, sans pouvoir atteindre les mains de cet être fait de pixels. La séquence, vue plus de 25 millions de fois sur la Toile, a bouleversé les internautes et suscité quelques réserves. Car cette démarche soulève des problèmes éthiques. Le plus important : à qui appartiennent les données du défunt, et quelle serait sa volonté sur leur utilisation posthume ? Photos, vidéos, messages échangés, etc. deviennent de précieuses indications susceptibles de permettre à des algorithmes de restituerl’apparence, la voix, la personnalité du disparu. Une sorte de jumeau numérique. Dès lors, il n’est pas étonnant que les mastodontes d’Internet, friands de la collecte d’informations, se soient montrés intéressés. Microsoft le premier. Il a ainsi obtenu en décembre un brevet afin d’exploiter les réactions ou commentaires laissés par des internautes sur les réseaux sociaux
pour entraîner une IA à reproduire leurs propos. Et le groupe américain envisage d’aller plus loin. « Une simulation de la voix d’un individu peut être générée à l’aide d’enregistrements et d’éléments sonores, indique le brevet. Un modèle en 2D ou en 3D peut être conçu en disposant des images et des vidéos d’un individu spécifique. » Devant les réactions des internautes, Tim O’Brien, directeur général des programmes d’intelligence artificielle de Microsoft, a aussitôt fait machine arrière. Le 22 janvier, il affirme ne pas être « informé du développement d’un produit ou d’un quelconque projet fondé là-dessus ». Et d’ajouter : « Oui, cela est dérangeant. » Ce rétropédalage n’étonne pas Laurence Devillers, chercheuse au Laboratoire d’informatique pour la mécanique et les sciences de l’ingénieur (Limsi-CNRS), qui milite pour la mise en place de règles encadrant les velléités des Gafam dans ce domaine. Pour elle, ce n’est qu’une question de temps avant de les voir se saisir de l’immortalité numérique. « Ce type d’applications peut avoir un impact direct sur la vie de tout un chacun, estime l’auteure des Robots émotionnels (Ed. de l’Observatoire). Cela dénature l’être humain pour en faire un produit de consommation, une sorte de pansement de l’âme pour des vivants incapables de faire le deuil d’un proche. » D’ailleurs, le sujet est si sensible qu’il n’est pas toujours aisé pour une start-up de dénicher les fonds nécessaires. Realic, une société américaine, en a fait l’expérience cet hiver en essayant de lever 250 000 dollars sur le site de financement collaboratif Kickstarter.com pour son projet de fabrication de compagnons en réalité virtuelle, Hybri. « L’idée est de pouvoir créer un ami, un partenaire sexuel ou encore un être cher décédé. A chacun de choisir », explique Richard Donczi, président de la start-up. Pour l’heure, la levée de fonds s’est révélée infructueuse, et une deuxième tentative vient tout juste de commencer. « Beaucoup de gens pensent qu’il s’agit d’une arnaque alors qu’il suffit de voir nos prototypes de réalité virtuelle pour se convaincre du sérieux de notre démarche », ajoute-t-il. Avant d’être proposé à tous, ce type de technologie a bénéficié à un célèbre artiste disparu il y a trente-deux ans. Le musée Salvador Dali de St. Petersburg, en Floride, a fait revivre l’Espagnol sur un écran interactif placé au milieu de ses oeuvres. Le peintre s’adresse directement aux visiteurs, et ses propos ont été élaborés par l’IA. Il a fallu l’analyse de 6 000 images et plus de mille heures d’apprentissage informatique pour façonner les traits, les expressions et la diction si particulière du natif de Figueras. Le résultat est hyperréaliste. « Nous avons dû obtenir l’accord de la Fondation Dali, héritière de droit moral, précise Nathan Shipley, le créateur de ce deepfake (« hypertrucage ») . Savoir qui possède les droits pour recréer un être humain après sa mort va se faire de plus en plus crucial à mesure que les outils deviendront plus puissants et plus faciles à utiliser. Nous avons déjà des discussions avec d’autres fondations et même des particuliers pour répéter cette expérience. » En attendant, le maître du surréalisme garde le dernier mot. Aux visiteurs, il l’affirme : « Ne croyez pas en ma mort. »
A qui appartiennent les
données du défunt, et
quelle serait sa volonté
sur leur utilisation ?