Voisins : 66 millions de procureurs ?
Le nombre de conflits entre voisins confinés a augmenté en 2020. Mais les Français règlent de plus en plus leurs litiges via des médiateurs, et les rapports sociaux se contractualisent. Enquête.
La guerre des voisins est déclarée. C’est du moins ce que suggèrent les chiffres des assurances. Entre 2019 et 2020, « les demandes d’information juridique en matière de conflits de voisinage ont bondi de 31 % », indique Lorena Barruet, responsable de l’expérience clients chez Axa France. De confinements en couvre-feux, ces longs mois d’assignation à domicile ont notamment accru de 39 % les constats de nuisances sonores établis par Axa. « Quand on travaille chez soi, on entend beaucoup plus le chien qui aboie dans l’appartement d’à côté. Et certains fouinent sur Internet pour trouver des articles de loi sur la taille de la haie du voisin », confirme Hervé Pouchol, négociateur des émissions de Julien Courbet. Paradoxalement, la multiplication des litiges n’a pas empêché une décrue du nombre de dossiers transmis à la justice. Autrement dit, les Français ont si bien intégré la logique « assurantielle » qu’ils préfèrent transiger à l’amiable plutôt que de passer devant le juge. Afin de désengorger les tribunaux, la dernière réforme de la justice (2019) impose d’ailleurs le recours à un médiateur pour régler les différends entre voisins. A l’instar de la culture anglosaxonne, les rapports sociaux se contractualisent plus qu’ils ne se judiciarisent. Urbains, ruraux et périurbains, nous sommes 66 millions d’individualistes moins procéduriers qu’à cran. Ainsi, le fondateur de l’association Voisins solidaires, Atanase Périfan, trouve-t-il « les gens psychologiquement plus fragiles, montrant un seuil de tolérance en baisse ». En zone pavillonnaire, l’habitat avec jardin se densifie parfois à un tel rythme que les périurbains ont l’impression de vivre en centre-ville. Ces cinq dernières années, les contentieux administratifs contre des permis de construire ont augmenté de 30 % dans la métropole de Bordeaux, ce qui augure mal des futures relations de voisinage… En ville, où logent plus de 80 % des Français, la principale pomme de discorde a un nom : le bruit. Dans l’habitat social de la capitale, « les deux tiers de nos interventions correspondent à des nuisances sonores », signale Michael Sibilleau, directeur du Groupement parisien inter-bailleurs de surveillance. Même dans une ville aussi aisée qu’Aix-en-Provence, le vieillissement du parc social produit des effets délétères. Avec ses HLM où cohabitent plusieurs générations sous le même toit, le quartier du Jas de Bouffan mobilise trois médiateurs. L’un d’eux décrit une vie locale anémiée depuis des années, faute de bars et d’espaces commerciaux : « Il n’y a plus d’esprit de quartier à la Pagnol comme à l’époque où on réglait les affaires aux cartes. Beaucoup voient leur espace de vie se rétrécir à leur appartement et à leur lieu de travail. Le Covid n’a fait qu’exacerber ces tendances. » Dans ces petits immeubles, les dalles de béton réverbèrent les bruits sur plusieurs étages. A Paris, le bâti haussmannien n’est guère mieux insonorisé. Certains riverainsconstituentdesgroupesWhatsApp d’éradication des nuisances (tapage, gestion des poubelles, partage de la cour…). Pour la paix des ménages, mieux vaut éviter d’incriminer un membre du forum. Avant que les médiations ne se généralisent, les conflits juridiques entre voisins ressemblaient aux plus sanglants des divorces. L’avocat Nicolas Gardères en garde de mauvais souvenirs : « Des voisins se vomissaient depuis des années. Sans constats d’huissier ou d’experts, tant qu’il n’y avait pas de coups échangés ou de menaces de mort écrites, le juge ne savait pas quoi faire… » Pour le meilleur et pour le pire, l’accès au droit se démocratise. Jusqu’au fond des campagnes, tout un chacun peut aujourd’hui consulter gratuitement un juriste deux fois par semaine au sein des espaces France services. Rien qu’en HauteSaône, on dénombre huit pôles de ce service public. « Depuis les gilets jaunes, la justice se rapproche de nous », se félicite Jean-Paul Carteret, président des maires ruraux du département. Une légende urbaine voudrait que les Bouvard et Pécuchet néoruraux pestent contre les effluves de purin, le chant du coq ou le tintement des cloches. En réalité, si la mutation sociologique des campagnes – 30 % des actifs y sont ouvriers contre 6 % d’agriculteurs – bouleverse les modes de vie, les actions en justice contre des coqs émanent souvent… de paysans retraités. Le sociologue Jean Viard, auteur du Sacre de la terre, en rit encore : « La célèbre affaire du coq Maurice sur l’île d’Oléron était assez amusante. Le gallinacé appartenait à des babas. Un ancien agriculteur parti en ville, qui revenait le week-end dans sa ferme, a attaqué. Les coqs sont un des codes sociaux des néoruraux, comme les chevaux ou les ânes. Les vrais paysans achètent une fois par an des oeufs fécondés parce qu’il est idiot d’entretenir un coq toute l’année pour qu’il saute leurs poules ! » Gauloiserie à part, un spectre hante la France rurale : la déconnexion entre campagne et agriculture. Les 16 millions de maisons avec jardin se rapprochent dangereusement des exploitations agricoles, provoquant malentendus et conflits d’usage. « L’essentiel de la conflictualité ne vient pas des querelles de Clochemerle mais porte sur l’usage des sols, rappelle l’économiste André Torre, directeur de recherche à l’Inrae. Beaucoup d’agriculteurs sont en colère parce que leur parcelle n’est pas devenue constructible et reste une terre agricole, ce qui les empêche de toucher le jackpot en la revendant. » On est loin de Jacquou le Croquant. Pour folkloriques qu’ils puissent paraître, les litiges autour des bruits et des odeurs ont inspiré la loi du 29 janvier 2021 sanctuarisant le « patrimoine sensoriel » des campagnes. Désormais, le juge dispose d’une base juridique afin de prendre en compte les traditions rurales dans les affaires de troubles sonores ou olfactifs. Dès l’an dernier, le préfet du Morbihan avait pris les devants en enjoignant aux notaires d’ajouter aux contrats de vente une clause qui mentionne les « nuisances dues aux activités agricoles » pour éviter les poursuites. Le contrat social n’a qu’à bien se tenir.
Les actions en justice contre des coqs émanent souvent... de paysans retraités