L'Express (France)

Les Karellis, une station fantôme à l’épreuve du Covid

Fondé il y a quarante-cinq ans par un pionnier des vacances sociales et solidaires, le site savoyard vit un moment charnière de son histoire.

- PAR SÉBASTIEN POMMIER

La neige, tombée en abondance, a comme gelé la vallée de la Maurienne. Et cet hiver, ne cherchez pas la chaleur humaine qui règne habituelle­ment dans les foyers des clubs de vacances des Karellis. Pour se donner une chance d’ouvrir la saison prochaine, les six hébergeurs de la station (Village Club du Soleil, Azureva, Arc en Ciel, Carlines, Odesia, Kocoon), toujours fermés, traquent les frais inutiles. A commencer par le chauffage de ces grandes bâtisses plantées à 1 600 mètres d’altitude, où, entre les murs, le thermomètr­e ne dépasse pas 8 °C.

A l’entrée du Village Club du Soleil, le premier bâtiment historique construit il y a quarante-cinq ans, on se croirait sur le tournage d’un film d’épouvante. Des couloirs glacés, déserts, un hall plongé dans le noir, des dizaines de cartons avec les draps de la saison encore emballés… « Vous aimez Shining ? », ironise Gilles Bruneau, directeur depuis huit ans de ce club qu’il garde avec sa famille, un peu comme s’il était coincé au sommet de son phare sur la côte Atlantique. Sauf qu’ici, c’est grand blanc et hiver noir.

Depuis que le gouverneme­nt a figé la saison en fermant toutes les remontées mécaniques, Sophie Verney – maire de Montricher-Albanne, dont dépend la station – surveille ses finances. Et pour cause, avec sa régie gérée par la commune, la perte sèche sur les télésièges sera de 4 millions d’euros cette année ; les quelque 60 employés des remontées, dont la plupart vivent dans la vallée, sont au chômage partiel. Mais l’édile attend toujours de connaître le montant des aides promises par Matignon. Et contrairem­ent aux autres stations françaises, qui tournent au ralenti (entre 35 % et 40 % d’occupation au mois de février) avec une offre de ski nordique et de balades en raquettes, c’est rideau fermé généralisé aux Karellis. Le revers de la médaille d’un modèle économique atypique et jusqu’alors très rentable.

Sur les hauteurs de cet ancien bastion communiste, désormais géré par une femme de droite, vous ne trouverez en effet aucun propriétai­re privé, aucun appartemen­t à louer ; même Airbnb n’est pas parvenu à franchir l’Arc, affluent de l’Isère prenant source à la frontière italienne, toute proche. Dans les années 1970, tous les terrains sur lesquels s’élèvent Les Karellis ont été concédés, souvent pour 1 franc symbolique, à l’associatio­n Renouveau, créée par Pierre Lainé, aujourd’hui âgé de 95 ans, qui a mis sur pied tout le concept. Sa formule ? « Une station populaire pour un tourisme associatif qui s’adressera aux personnes n’ayant pas accès aux vacances à la montagne », se rappelle son fils, François Lainé (69 ans).

Le site des Karellis (2 500 lits) est donc un lieu unique en son genre, où tout a été pensé autour d’un modèle coopératif. Et c’est justement ce qui constitue sa grande faiblesse face à la pandémie. Car, pour rendre le ski accessible, Pierre Lainé a mutualisé les frais et les bénéfices, imposant la restaurati­on collective à tous, et demandant aux hébergeurs de sponsorise­r les forfaits (30 euros la journée), de gérer déneigemen­t, voirie et réseau d’entretien. En contrepart­ie, il a offert à ces structures des baux emphytéoti­ques de quatre-vingtdix-neuf ans, ainsi qu’une exclusivit­é sur la gestion des commerces (cinéma, location de skis, supérette…), la machine à cash et âme de cette station. « Ici, les clubs de vacances ne proposent que des formules tout compris. L’avantage, c’est que nous

avons très peu de lits froids [logements non occupés et non loués], avec un taux de remplissag­e de 75 % », vante Sophie Verney. Peu d’endroits, même les plus riches, affichent de telles performanc­es.

Seulement, depuis que l’associatio­n Renouveau – un peu dépassée par sa croissance – a cédé la gestion en 2019 à plusieurs groupes d’hôtellerie spécialisé­e, le modèle s’étiole. « La coopérativ­e s’est galvaudée. A l’origine, on visait un simple équilibre financier en favorisant l’emploi local. Il y a désormais une nette tendance au profit », tacle François Lainé, qui ne comprend pas la décision de ne pas ouvrir la supérette et le magasin de location, « le plus grand de France ». Les hébergeurs se justifient en invoquant les finances en berne. « Pour notre groupe d’une vingtaine de clubs en France, on anticipe déjà 20 millions d’euros de perte sur 2021 », détaille Gilles Bruneau. Il ne se voyait pas payer deux saisonnier­s pour tenir le supermarch­é.

Résultat des courses, pendant les vacances scolaires, le front de neige est désert. « Nous sommes dans un orage et on sait que si l’un des hébergeurs venait à faire défaut, on perdrait de 15 à 20 % de lits, et tout le modèle économique serait touché. On va donc diversifie­r l’offre », explique déjà Fabrice Perez, directeur de l’office de tourisme, fraîchemen­t débarqué de Courchevel l’hiver dernier. Ce scénario catastroph­e n’est d’ailleurs pas à écarter. Un des hébergeurs a justement connu de graves difficulté­s à la fin de 2020, poussant la mairie à accepter un rééchelonn­ement des redevances. Un sacrifice financier pour se donner une chance d’imaginer un futur.

Sur les terrains cédés par les villageois, il reste encore trois parcelles qui permettrai­ent de développer une offre locative plus traditionn­elle (appartemen­t avec cuisine) et d’ajouter 1 200 lits. Des chalets avec un service de concierger­ie devraient également voir le jour en contrebas, non loin d’une aire de camping-car en cours d’installati­on dans la forêt. Enfin, Les Karellis planchent sur une liaison avec la station voisine d’Albiez pour agrandir le domaine. « Le modèle associatif a été notre force. Mais c’est vrai que nous avons peur pour nos 500 emplois, l’objectif initial des fondateurs », tranche Sophie Verney en remontant dans sa voiture pour repartir dans la vallée. Le patriarche Pierre Lainé ne se doutait certaineme­nt pas que Les Karellis allaient devoir passer si vite par la case « Renouveau ».

 ??  ?? Face à la pandémie, la station n’a pas le choix : elle doit se diversifie­r davantage.
Face à la pandémie, la station n’a pas le choix : elle doit se diversifie­r davantage.
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France