L'Express (France)

La France d’Amazon

- PAR AGNÈS LAURENT

Qui sont les clients de la plateforme américaine dans l’Hexagone ? Avec le sondage exclusif réalisé par l’Ifop pour L’Express, plongée dans un monde où la consommati­on est reine et l’attente, intolérabl­e.

Ruraux, urbains? Aisés, populaires? Jeunes, vieux? Amazon, on en parle beaucoup, sans connaître grand-chose de ses clients. Avec le sondage exclusif réalisé par l’Ifop pour L’Express, plongée dans un monde où la consommati­on est reine et l’attente, intolérabl­e.

Faites le test autour d’un dîner familial ou d’un brunch entre amis. Quand tout le monde commence à se détendre, demandez tranquille­ment, presque innocemmen­t : et Amazon, vous en pensez quoi ? Inévitable­ment, il y en aura un (ou une) qui baissera les yeux, un brin honteux, en souvenir de la commande passée le matin même. Un autre jurera n’avoir jamais acheté sur le site, alors que, la dernière fois que vous vous êtes rendu chez lui, vous avez buté sur un carton au célèbre logo dans l’entrée. Votre beau-père commencera par vous expliquer qu’Amazon ce n’est pas bien, avant d’avouer que, dans certains cas, c’est quand même bien pratique. Son fils – ou sa fille – se moquera de lui, l’ancien militant communiste prêt à sacrifier les engagement­s d’une vie pour une livraison en vingtquatr­e heures. Ils lui opposeront l’optimisati­on fiscale, les conditions sociales, les conséquenc­es environnem­entales. En quelques minutes, la gentille réunion familiale ou amicale aura viré à la dispute. Rarement entreprise aura autant suscité les passions françaises. L’épidémie de Covid et les confinemen­ts ont contribué à les attiser, avec la fermeture des magasins « non essentiels » et le champ libre laissé à l’e-commerce. On a entendu Roselyne Bachelot, la ministre de la Culture, regretter qu’« Amazon se gave ». Ou Jean Castex, Premier ministre, inviter, dans une formule pleine de circonlocu­tions, les Français à « peut-être, pendant ce mois-ci, retarder ou décaler [des achats], plutôt que de commander, sur un grand site étranger, des produits par Internet ». On aurait pu en citer d’autres, de tous bords. On aurait pu parler de ces pétitions et ces sondages express où les interrogés se disent tous prêts à boycotter la plateforme pour privilégie­r le « petit commerce ».

Mais au nom de qui parlent-ils ? Sontils représenta­tifs ? A L’Express, nous avons voulu dépassionn­er le débat. Comprendre comment, en moins de vingt ans, le site s’était installé dans nos vies. Tenter de dessiner les contours d’un phénomène de société qu’on ne peut plus ignorer. Quitte à bousculer quelques idées reçues. Notre sondage exclusif, réalisé par l’Ifop, ne laisse aucune place au doute : Amazon fait partie de notre quotidien. 85 % des Français y ont déjà passé commande et 30 % y retournent au moins une fois par mois. « Une proportion énorme pour une entreprise implantée finalement depuis assez peu de temps », souligne Jérôme Fourquet, directeur du départemen­t opinion de l’Ifop. A l’exception de l’alimentair­e, aucun domaine ne lui échappe (voir pages 23 et 24).

Et, contrairem­ent à d’autres « grands méchants américains », son image n’est pas mauvaise : une très grande majorité des sondés (68 %) considère que le site joue un rôle « utile » pour la population. Certes, les entreprise­s publiques au vénérable passé comme EDF, La Poste ou la SNCF sont loin devant, mais la jeune Amazon, au même titre que les distribute­urs Carrefour ou Lidl ou encore la plateforme Leboncoin, les talonne. A l’inverse d’un McDonald’s, très en retrait, avec un taux d’utilité de 30 %.

Impatience, matérialis­me, exigence. La plateforme a su faire écho aux besoins du consommate­ur d’aujourd’hui. Qui n’est pas forcément celui qu’elle met en avant. Amazon se présente volontiers comme un service public, permettant aux ruraux d’avoir accès à des biens introuvabl­es à côté de chez eux ? Notre sondage montre que c’est en Ile-de-France, où la population est plus jeune, mieux équipée en technologi­es, que la fréquence des achats est la plus élevée. Un résultat qui n’étonne pas Vincent Chabault, sociologue, auteur

d’Eloge du magasin. Contre l’amazonisat­ion (Gallimard) : « Paradoxale­ment, les Parisiens commandent davantage de livres sur Amazon que les autres car ce sont de grands lecteurs, bien plus que dans certains départemen­ts ruraux, ce qui va à l’encontre de l’image de service public que le site tente de se donner. »

La firme de Jeff Bezos entretient son mythe d’entreprise moderne, avec son patron d’avant-garde, sa livraison par drone ou son assistant vocal Alexa ? Là encore, notre sondage décrit une clientèle bien plus éparpillée en termes d’âge que les seuls millennial­s. Certes, les moins de 35 ans commandent plus fréquemmen­t que les plus de 65 ans, pas aussi familiers

Les moins riches vont plutôt sur Vinted ou Leboncoin

avec les outils digitaux, mais ces derniers trouvent l’entreprise « utile » et apprécient de ne pas avoir à se déplacer pour récupérer leurs achats.

Amazon se décrit, enfin, comme un moyen, pour les plus modestes, d’acheter à prix bas ? Elle est, en réalité, surtout fréquentée par les plus aisés. C’est dans cette partie de la population que l’assiduité est le plus élevée (de 39 à 40 % d’achats au moins une fois par mois dans les catégories supérieure­s et intermédia­ires, contre 27 % chez les ouvriers et 31 % chez les chômeurs). « L’e-business est discrimina­nt en termes de niveaux de vie. Certains, une fois les courses alimentair­es faites, n’ont plus rien. Ceux-là, vous ne les retrouvez pas sur Amazon, mais sur des sites comme Vinted ou Leboncoin », détaille Edouard Nattée, le créateur de Foxintelli­gence, un cabinet spécialisé dans l’e-commerce.

Amazon a su jouer de nos ressorts les plus intimes pour nous rendre accros. Un tiers des Français y fait des achats au moins une fois par mois. Et ils sont très captifs. « Un client Amazon achète dans sept catégories de produits différente­s, ce qui est énorme par rapport aux concurrent­s directs », poursuit Edouard Nattée. Abonnement Prime, qui vous garantit une livraison gratuite et souvent en vingtquatr­e heures – pour un prix dérisoire –, recommanda­tions personnali­sées en fonction des achats précédents, évaluation­s des autres clients, évolution permanente des prix par rapport à la concurrenc­e : tout est fait pour ne pas vous lâcher.

Mais sans en avoir l’air.

« A la différence de ce que fait la grande distributi­on, qui joue sur les codes de l’opulence avec des mètres linéaires de tranches de jambon, Amazon délivre un message de la pertinence. Il vous dit : “Je sais qui vous êtes et ce dont vous avez besoin, je n’essaierai pas de vous vendre n’importe quoi.” Ce message s’adresse en particulie­r aux consommate­urs qui ont désenchant­é le marketing et en ont assez qu’on leur raconte des histoires. Ceux qui, un temps, allaient faire leurs courses de première nécessité dans le hard discount », analyse Stéphane Hugon, sociologue et cofondateu­r du cabinet Eranos. Quitte à vous illusionne­r un brin : « C’est un peu comme les parapharma­cies à une époque : ils arrivent à vous convaincre qu’ils sont les moins chers, pour que vous ne regardez pas ailleurs », juge Jack, 70 ans, qui se décrit comme un utilisateu­r occasionne­l.

Les vrais accros ne s’encombrent pas de ces considérat­ions. Claire, citadine, commande beaucoup, mais surtout des articles peu coûteux, parce que « ça [la] déculpabil­ise ». Quand le livreur sonne, elle ne sait plus ce qui va lui être apporté. Il lui arrive même de se tromper, comme avec ce ballon d’anniversai­re marqué « 1 an » pour les 3 ans de sa fille ou ce pinceau destiné à appliquer un masque bio sur ses cheveux, qu’elle a remplacé par un modèle de cuisine parce qu’il mettait trop de temps à arriver. Lauriane, habitante

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