Libye Dix ans de guerre, un naufrage franco-italien
Depuis 2011, Paris et Rome se livrent un duel fratricide qui a mis l’Europe hors jeu dans le pays, laissant la voie libre à d’autres acteurs, Turquie et Russie en tête.
L’essentiel, c’est d’être sur la photo ! Le 9 février, à Tripoli, l’ambassadeur italien Giuseppe Buccino Grimaldi rencontre le Premier ministre libyen, Abdel Hamid Dbeibah, tout juste nommé sous l’égide de l'ONU, dans la perspective des élections générales en décembre prochain. « Aujourd’hui, nous confirmons notre amitié et notre fraternité », déclare ce jour-là le diplomate transalpin en référence aux liens historiques entre son pays et la Libye depuis l’époque coloniale (de 1911 à 1942). De manière subliminale, il adresse aussi un message à la diplomatie française : à Tripoli, Rome se sent chez elle et entend conserver une longueur d’avance. Eldorado pétrolier, la Libye (7 millions d’âmes) a longtemps été une alliée économique de premier plan de l’Italie, qui n’est qu’à 300 kilomètres de ses côtes. Mais l’année 2011 a changé la donne. Depuis l’intervention occidentale et le renversement du colonel Kadhafi, Rome a perdu ses positions. Et, pour elle, cela ne fait aucun doute : la France est la première responsable de cette guerre qui a déstabilisé la région et poussé des milliers de migrants vers l’Europe.
Les deux capitales se livrent, depuis, un duel fratricide. Quand, à la mi-février 2011, la révolte éclate à Benghazi, dans l’Est libyen, la panique gagne le palais Chigi, où siège Silvio Berlusconi, alors président du conseil. « Nous avons été pris au piège d’une crise où nous ne contrôlions pas les événements sur le terrain, se souvient un ancien analyste au ministère de la Défense italien. Face à la pression grandissante, amplifiée par la propagande qatarie d’AlJazeera, Berlusconi n’avait plus d’autre choix que de s’aligner sur la position franco-américano-britannique. »
En coulisses, pourtant, « Berlu » fulmine. Voilà les juteux contrats négociés avec son « ami Kadhafi » menacés. En 2008, le pacte d’amitié scellé avec Tripoli assurait en effet l’avenir de l’Italie. En réparation de la période coloniale, Rome avait commencé à investir 5 milliards de dollars sur vingtcinq ans dans des infrastructures. En échange, elle recevait une double assurance de la part du « Guide » libyen, qui s’engageait à lutter contre l’émigration clandestine et à renouveler les accords pétroliers et gaziers, vitaux pour la péninsule.
A l’époque, la compagnie ENI règne en maître sur les raffineries libyennes. Et Berlusconi en est convaincu : si la France, déjà présente en Libye avec Total, s’engage contre Kadhafi, c’est avant tout pour grignoter des parts de marché.
Depuis, les positions de ces deux pays fondateurs de l’UE n’ont fait que s’éloigner. Rome et Paris soutiennent deux camps opposés : l’Italie appuie le gouvernement d’union nationale de Fayez el-Sarraj, reconnu par l'ONU, qui contrôle la Tripolitaine (ouest du pays), tandis que longtemps la France se range discrètement du côté de l’autoproclamée armée nationale libyenne du maréchal Khalifa Haftar, implantée autour des champs pétrolifères de la Cyrénaïque (est du pays), qui promet de mater les milices djihadistes. Or, officiellement, la France reconnaît le gouvernement d’union nationale en place à Tripoli !
C’est peu dire que l’ambiguïté tricolore, révélée au grand jour en juillet 2016 – lors du crash d’un hélicoptère des forces d’Haftar transportant trois agents du renseignement tricolore –, passe mal au palais Chigi. Rome compte plus que tout sur ses accointances avec l’ouest libyen pour repousser les tentatives d’émigration vers ses côtes,
quitte à payer des milices au prix fort, comme le révèleront plusieurs médias.
En Libye, France et Italie la jouent solo. La preuve encore en juillet 2017, quand Emmanuel Macron, fraîchement élu, organise un sommet franco-libyen sans prévenir les Italiens. « Nous sommes restés volontairement discrets sur les préparatifs afin que d’autres pays, y compris l’Italie, ne puissent pas saboter cette rencontre », se défend un proche du président français à propos de ce rendez-vous réunissant les ennemis jurés Haftar et El-Sarraj. Ni cette rencontre, ni la suivante à Paris, ni celle organisée par les Italiens à Palerme en 2018 n’ont produit le moindre résultat…
A force de tirer à hue et à dia, la France et l’Italie ont mis l’Europe hors jeu et laissé le champ libre aux Turcs et aux Russes. Ils ont beau déclarer que désormais, la coordination est de mise, trop tard. Fin 2019, Ankara a débarqué en sauveur à Tripoli avec des milliers de miliciens, afin de repousser l’offensive de Khalifa Haftar. Dès 2018 , la Russie s’est implantée, avec des mercenaires, dans l’est, où elle défend les positions d’Haftar. « Moscou et Ankara sont là pour rester, dans un ménage à trois avec les Emirats arabes unis, analyse Jalel Harchaoui, chercheur à l’Institut des relations internationales Clingendael, aux PaysBas. Les Emirats ne cherchent pas d’argent, mais veulent empêcher l’instauration d’un islam politique parrainé par Recep Tayyip Erdogan. Les Russes et les Turcs, eux, visent des contrats de centrales électriques, de ventes d’armes et le contrôle des ports. » Pendant que l’Italie et la France se chamaillent, d’autres avancent leurs pions. ✷