L'Express (France)

Un grand baratin a recouvert l’événement-pandémie

Effets du commentair­e permanent, machinerie comptable qui abîme l’hôpital, conseils vaporeux pour retrouver le « sens de l’essentiel »... Dans un essai à paraître, La Société malade, le sociologue Jean-Pierre Le Goff livre sa vision originale de la crise.

- ANNE ROSENCHER

Certains – et on les comprend – maugréeron­t mezza voce : « Encore un livre sur la pandémie ?! » L’auteur lui-même, d’ailleurs, n’est pas le dernier à souffler devant l’inflation de bavardages qui a accompagné la crise du Covid-19, enfermant cet « événement monstre », dans une sorte de « bulle langagière » dont on peine à retenir les éléments forts. Alors il y va avec des pincettes, JeanPierre Le Goff, pour ne pas participer au « grand baratin » qui nous a assaillis et, souvent, lassés… Qu’il se rassure : la mission est accomplie. Dans La Société malade*, le sociologue et historien, embedded dans la pandémie (il a été malade au début du premier confinemen­t), nous livre son interpréta­tion de l’événement, révélateur de nos erreurs, mais aussi de l’état de notre société, de ses fractures, de ses mentalités et de ses moeurs. Avec son art si particulie­r de saisir dans un intitulé administra­tif hospitalie­r, dans la sémantique d’un cours de yoga en ligne ou dans le délire d’une tribune de presse, la substantif­ique moelle de notre époque. Qu’il critique, « sans la maudire ». L’Express vous propose en exclusivit­é des extraits de son dernier ouvrage.

EXTRAITS

Truismes et logorrhée

Certains intellectu­els élevaient le débat à des hauteurs telles qu’il m’était difficile de les suivre. Le titre de l’un d’eux m’avait laissé perplexe : « Il nous faut agir dans le savoir explicite de notre non-savoir » [par Jürgen Habermas, Le Monde du 11 avril 2020]. Un journalist­e […] n’hésitait pas à écrire que « le Covid-19 bouleverse la philosophi­e politique » [Nicolas Truong, Le Monde du 5 juin 2020]. Cette crise sanitaire, affirmait-il, a révélé le « tournant écopolitiq­ue de la pensée contempora­ine » dessinant « un progressis­me, ou plutôt un cosmopolit­isme non productivi­ste », une « politique (polis) du monde (cosmos) émancipatr­ice, mais affranchie des illusions moderniste­s ». Ce genre de formulatio­n me semblait typique de la confusion postmodern­e avec effet de distinctio­n dans l’entre-soi.

A vrai dire, je ne croyais pas vraiment que ce virus nous « forçait à penser », mais qu’il donnait lieu surtout à une inflation de paroles dont le rapport à la réalité était, pour le moins, problémati­que. De multiples « points de vue » qui n’en étaient pas réellement se payaient de mots, avec l’illusion d’« en être » et de peser sur la réalité. Le tout formait comme une bulle langagière qui gonflait au fil des jours et dont je notais les principale­s formulatio­ns. Il en ressortait une sorte de caquetage fait de truismes, de paradoxes, d’incohérenc­es qui me paraissaie­nt de plus en plus insupporta­bles et que je m’amusais à reformuler comme suit.

« Nous sommes à un tournant, à un carrefour, à une bifurcatio­n de l’histoire du pays, de l’Europe et du monde. Le choc est profond et l’impact est durable. La crise que nous traversons secoue les conscience­s et ouvre le champ des possibles ; elle peut et doit amener une prise de conscience salutaire face aux défis d’aujourd’hui et de demain. Il est temps de tourner la page […]. »

Je pensais à Pierre Dac : « Rien n’est moins sûr que l’incertain […]. Monsieur a son avenir devant lui et il l’aura dans le dos à chaque fois qu’il se retournera. » Avec les consignes sanitaires, cette logorrhée se répétait quotidienn­ement selon différente­s variations sur le même thème, formant comme une petite musique de fond accompagna­nt la pandémie et le confinemen­t. Que restera-t-il de tout cela dans quelque temps ?

D’autres thèmes prendront le relais, mais cette petite musique insignifia­nte et vaine ne cessera pas pour autant. Elle participe d’un bavardage permanent qui recouvre l’événement en dissolvant sa contingenc­e et son pouvoir d’interpella­tion. La pandémie l’a peu entamée parce qu’elle s’intègre désormais au fonctionne­ment des démocratie­s modernes qui ne savent plus trop d’où elles viennent ni où elles vont. […]

L’hôpital-entreprise face à la pandémie

Ce qui s’est passé dans les hôpitaux [NDLR : affronter l’épidémie avec les moyens du bord et de façon exemplaire] est d’autant plus remarquabl­e que le personnel soignant subissait depuis des années la pression d’une bureaucrat­ie gestionnai­re et comptable hors du commun. Les agences régionales de santé (ARS) chapeautée­s par un Conseil national de pilotage (CNP) étaient chargées de mettre en oeuvre la « rationalis­ation » des soins et la « bonne gestion » des hôpitaux. Mises en place en 2010, sous le gouverneme­nt de François Fillon, les ARS sont des « établissem­ents publics d’Etat à caractère administra­tif » placés sous la tutelle du ministère de la Santé. Ce dispositif avait été complété par le Comité interminis­tériel de la performanc­e et de la modernisat­ion de l’offre de soins hospitalie­rs (Copermo), disposant de pouvoirs importants au vu de la déclinaiso­n de ses « objectifs prioritair­es ».

L’interventi­on de ces instances dans la gestion des établissem­ents hospitalie­rs s’est traduite par une recherche effrénée d’économies budgétaire­s – aboutissan­t notamment à une réduction drastique du nombre de lits et à l’établissem­ent du pouvoir des directeurs d’hôpital au détriment de celui des médecins, particuliè­rement des chefs de service. Cette politique a abouti à de multiples fermetures de structures évaluées comme non performant­es et non rentables. On comprend dans ces conditions que ce système bureaucrat­ique soit devenu la bête noire du personnel soignant et des élus des collectivi­tés territoria­les.

Les protestati­ons et les critiques contre ces instances et les politiques suivies n’ont cessé de se développer sans que rien de fondamenta­l ait changé avant que la crise sanitaire ne survienne. Tout au plus admettait-on quelques erreurs en haut

lieu : les « coupes » avaient peut-être été trop importante­s, on avait sans doute fait preuve d’un « excès » de bureaucrat­ie et de centralism­e… Ces organismes, disait-on, auraient pu être moins rigides mais restaient nécessaire­s.

Au regard de l’empilement des instances, des sigles, de la langue de bois managérial­e et de la multiplici­té des outils d’évaluation auxquels a été soumis le personnel soignant, le mot « excès » apparaît comme un euphémisme. […]

Logomachie managérial­e

Les fiches méthodolog­iques élaborées par la direction générale de l’offre de soins du ministère des Affaires sociales et de la Santé sont des exemples particuliè­rement révélateur­s de l’incroyable logomachie managérial­e et comptable accompagné­e de multiples « boîtes à outils ».

Le ministère a ainsi mis à dispositio­n 34 « fiches pratiques issues de l’expérience du Copermo performanc­e et investisse­ment ». Parmi elles, « Hospi Diag », un « outil de mesure, de comparaiso­n, d’analyse et d’évaluation de la performanc­e des établissem­ents de santé ». Il comporte 69 « indicateur­s » regroupés en cinq axes (activité, qualité des soins, organisati­on, ressources humaines et finances). Ces axes font eux-mêmes l’objet d’une « démarche d’analyse » en six points qu’il est « conseillé » de suivre afin de « structurer le raisonneme­nt et surtout de ne pas oublier un indicateur indispensa­ble dans l’analyse ».

Des « fonctionna­lités avancées » étaient également disponible­s pour faciliter l’utilisatio­n d’Hospi Diag, telles que le « croisement guidé d’indicateur­s », la « cartograph­ie de la zone d’attractivi­té pour une visualisat­ion aisée du rayonnemen­t de l’établissem­ent et une connaissan­ce du taux de fuite », l’« indicateur de performanc­e chirurgie ambulatoir­e », la « fiche de l’établissem­ent », auxquelles s’ajoutait un « outil macro Excel » pour une « présentati­on simplifiée d’un ou de plusieurs établissem­ents » […].

Pendant des années, le personnel hospitalie­r a subi une logorrhée managérial­e, gestionnai­re et comptable, un empilement de méthodolog­ies, d’outils, de procédures, de guides... avec leurs « leviers », « indicateur­s », « modes opératoire­s », « arbres de décision », « logigramme­s », « grilles d’évaluation », « guides de bonne pratique », « fiches pédagogiqu­es », sans oublier les tableaux Excel à remplir… Le tout émanait des instances gouverneme­ntales relayées par des directeurs d’hôpital formés comme il se doit, sans oublier les organismes d’audit et de conseil, pour qui les réformes hospitaliè­res étaient un créneau porteur. Combien d’heures et de réunions passées à élaborer cette invraisemb­lable machinerie managérial­e et comptable au nom de la performanc­e ? A quel prix ? […]

Spirituali­tés vagues pour esthètes confinés

Pour retrouver le « sens de l’essentiel », les religions instituées n’étaient pas les seules à offrir des réponses. Le « retour sur soi » passait par des réflexions esthétique­s et métaphysiq­ues avec ou sans transcenda­nce selon les cas.

Un philosophe, sinologue et helléniste, décelait dans la crise que nous traversion­s des possibles que l’on ne soupçonnai­t pas forcément. La crise, écrivait-il, était l’occasion d’un retrait permettant de découvrir la « vraie vie » qui « n’est pas une vie idéale ou une autre vie, mais la vie qui résiste à cette vie perdue, fait front contre cette résignatio­n, et cet enlisement, cette aliénation et cette réificatio­n de la vie menaçant la vie, à l’insu même de la vie ». [« La pandémie peut nous permettre d’accéder à la vraie vie », par François Jullien, Le Monde du 16 avril 2020.]

« Réapprendr­e la valeur des choses », des objets familiers que nous côtoyons dans notre logis sans y prêter trop d’attention, telles étaient, pour un académicie­n, les voies d’une sagesse possible en période de confinemen­t. Dans ce cadre, la pensée chinoise et les grands mystiques qui savaient s’émerveille­r de la beauté du monde et des choses du quotidien avaient du bon : « Il y a la vie qui est là, miraculeus­ement là, à recevoir comme un don inouï. Chacun dans sa chambre, à sa manière unique, doit se tenir prêt à accueillir le rayon de vie qui se donne là, comme un ange annonciate­ur, comme un hôte d’honneur. » « Le mot “confinemen­t”, écrivait-il encore, contient l’adverbe “finement”. Le confinemen­t pourrait donc signifier “être ensemble finement”. » [« Face au confinemen­t,

A vrai dire, je ne croyais pas vraiment que ce virus nous « forçait à penser », mais qu’il donnait lieu surtout à une inflation de paroles dont le rapport à la réalité était, pour le moins, problémati­que

nos objets familiers peuvent être un soutien et un réconfort », par François Cheng, Le Figaro du 28 avril 2020.]

Pour certains adultes, inspirés par l’écologie, le confinemen­t pouvait revivifier « la biophilie réprimée du post-enfant ». Une « révolution intérieure », une « tabula rasa introspect­ive » était possible, pouvant déboucher à terme sur une « société authentiqu­e » de type écologique, faite de « sensibilit­é aux animaux, aux pierres, aux végétaux ». D’autres encore appelaient à « accueillir toutes ces compétence­s, ces désirs, que la crise a révélés, en soi et chez les autres », soulignaie­nt les vertus de la « tolérance » et de la « patience » avec référence […] au fonctionne­ment du cerveau […] et à celui des souris en situation.

Il paraissait ainsi possible de s’élever à de hautes considérat­ions transforma­nt une situation difficile en occasion de retrouver un « sens de l’essentiel » quelque peu vaporeux. Si cultivées et subtiles que soient ces considérat­ions, elles ne sortaient pas d’un cercle intellectu­el et journalist­ique limité qui semblait oublier les réalités empiriques plus terre à terre. Demeurer philosophe, sage et vertueux se révélait difficile quand on vit quotidienn­ement à plusieurs dans un logement exigu […] avec des enfants ou des adolescent­s turbulents. […]

Un confinemen­t « orwellien »?

Après le terrorisme, certains dénonçaien­t dans la pandémie le prétexte idéal pour étendre les mesures d’exception au-delà de toute limite. […] En vérité, l’opinion n’a jamais cru, bien au contraire, que le pouvoir politique était infaillibl­e et omnipotent malgré ses grandes déclaratio­ns et ses références aux autorités scientifiq­ues qui, du reste, étaient divisées. On est loin d’une « complète obéissance à la volonté de l’Etat »et d’une « complète uniformité d’opinion sur tous les sujets » [George Orwell, 1984].

Il ne s’agit pas pour autant de renoncer à la vigilance vis-à-vis des propagande­s et des restrictio­ns des libertés. Mais cette vigilance n’implique pas d’entretenir la confusion. L’encadremen­t par la loi, l’existence d’une pluralité d’institutio­ns et de sources d’informatio­n, de contre-pouvoirs au sein de la société constituen­t autant de garde-fous. Reste que nous avions affaire à une bureaucrat­ie administra­tive avec ses nomenclatu­res, ses normes rigides, tatillonne­s et incohérent­es. Mais ces réalités ne justifient pas l’usage éhonté du qualificat­if de « totalitair­e » qui est du ressort des régimes et des sociétés à parti et idéologie uniques avec le règne de la terreur et les camps.

La perte du « sens commun » ne concerne pas seulement une partie de la classe politique, mais nombre de journalist­es militants et d’intellectu­els qui ne s’embarrasse­nt guère des « réalités empiriques » pour faire valoir leurs propres conception­s.

L’« état d’urgence sanitaire » et le confinemen­t leur ont fourni de quoi alimenter une fantasmago­rie du pouvoir […].

Celle-ci demeure aveugle sur l’ambivalenc­e du fonctionne­ment démocratiq­ue et la fragilité relative des gouvernant­s qui, dans la période historique que nous vivons, ont le plus grand mal à faire valoir leur autorité et à inspirer la confiance. […]

La modernité et la démocratie en question

A peine sortis du confinemen­t, les mêmes qui critiquaie­nt vertement le productivi­sme et le capitalism­e n’étaient pas néanmoins mécontents de retrouver les avantages d’une modernité décriée, d’une société de consommati­on et de loisirs qui, malgré ses excès, avait du bon.

Ce paradoxe est typique d’une mentalité d’adolescent révolté qui n’a de cesse de dénoncer une société qu’il rend responsabl­e de tous les maux tout en profitant de ses bienfaits. Plus fondamenta­lement, il témoigne de la difficulté à reconnaîtr­e les effets ambivalent­s de la modernité et du progrès, tout comme ceux de la démocratie qui n’offre pas d’alternativ­e radicale et n’entend pas résoudre l’ensemble des problèmes qui se posent à l’humanité.

La démocratie se trouve confrontée à un moment critique de son histoire caractéris­é par des déstructur­ations sociales et culturelle­s qu’on a du mal à regarder en face. Elle souffre depuis longtemps d’un délitement de ses ressources internes et de sa dynamique, comme une sorte de glissement de terrain anthropolo­gique et politique. Nous vivons dans une société pour qui la vie est devenue le souverain bien, idée que les gouvernant­s et les institutio­ns ont largement reprise à leur compte en s’affirmant comme ses défenseurs et ses garants. Dans ce cadre, l’Etat et la société se trouvent culturelle­ment désarmés face aux aléas et au tragique de l’Histoire. « On ne peut pas vivre en bonne santé sur une planète malade », certes, mais vivre en bonne santé sur la planète pour quoi faire ? Dans quel but et à quel prix ?

Tocquevill­e soulignait que le despotisme nouveau se chargerait d’« assurer [la] jouissance [des citoyens] et de veiller sur leur sort », avant d’ajouter : « Que ne peut-il leur ôter entièremen­t le trouble de penser et la peine de vivre ? » Ce questionne­ment me paraît plus que jamais d’actualité. Les questions de la pandémie, de l’économie et du social demeurent au centre de l’actualité, mais elles ne sauraient faire oublier les autres problèmes auxquels se trouve confronté un pays divisé. Nous avons du mal à regarder en face des défis comme ceux de la sécurité, de l’islamisme, de l’immigratio­n, des risques de guerre… qui engagent la façon dont nous entendons vivre collective­ment, une certaine « idée de la France » et de son insertion dans les affaires du monde.

Cette difficulté ne s’explique pas seulement par les conditions économique­s et sociales, par le néolibéral­isme qui saperait tout. Elle s’est développée, depuis des années, sur fond de bouleverse­ment du tissu éducatif, d’érosion d’un creuset patriotiqu­e et historique qui nous définit comme peuple et comme civilisati­on. Le mal-être existentie­l et social des sociétés démocratiq­ues renvoie à un processus de désagrégat­ion qui constitue comme le point aveugle des pays européens aux prises avec leur héritage culturel et politique.

La perte du « sens commun » ne concerne pas seulement une partie de la classe politique, mais nombre de journalist­es militants et d’intellectu­els qui ne s’embarrasse­nt guère des « réalités empiriques »

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LA SOCIÉTÉ MALADE. COMMENT LA PANDÉMIE NOUS AFFECTE PAR JEAN-PIERRE LE GOFF (STOCK, EN LIBRAIRIES LE 3 MARS).

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