A la recherche du nouveau « Jean d’O »
L’écrivain incarnait avec brio l’esprit français. Plus de trois ans après sa mort, on guette encore son héritier littéraire. Et si l’époque avait changé ?
JEAN D’ORMESSON A ENFIN UN SUCCESSEUR. Depuis sa mort, le 5 décembre 2017, le fauteuil n° 12 du Quai Conti, jadis occupé par l’académicien, était laissé vacant. Le 28 janvier, c’est Chantal Thomas qui, élue, s’y est installée. Reste que, plus de trois ans après sa disparition, l’auteur d’Au plaisir de Dieu n’a pas vraiment été remplacé. Avec sa conversation délicieuse, ses yeux bleus et son sourire enjôleur, cet écrivain érudit et solaire était devenu au fil du temps une sorte de trésor national. L’hommage rendu par Emmanuel Macron dans la cour des Invalides était à la mesure de l’émotion ressentie dans le pays. Décoré de la grandcroix de la Légion d’honneur par François Hollande – dont il était pourtant un farouche détracteur – statufié de son vivant par son entrée dans la Pléiade, Jean d’Ormesson avait fini ses jours « seul au sommet », rappelle son ami et membre de l’Académie Marc Lambron.
La littérature s’en voyait presque reléguée au second plan. A l’heure de l’uniformisation culturelle, ce causeur médiatique et consensuel incarnait aux yeux du grand public la civilisation française. « Il était devenu un personnage, presque une mythologie hexagonale. Sa popularité était sans commune mesure avec son influence littéraire : de nombreuses personnes achetaient du “Jean d’O”, sans forcément l’avoir lu en profondeur », se souvient sa biographe, la journaliste Sophie des Déserts (Le Dernier Roi soleil, Fayard).
Aujourd’hui, on ne compte plus les héritiers potentiels de l’écrivain. A commencer par Jean-Marie Rouart, autre académicien dont il fut proche, passé par Le Figaro. Epris de Jean d’Ormesson au point de lui consacrer un Dictionnaire amoureux (Plon), il prône lui aussi l’allégresse et l’amour pour enchanter la vie. « Rouart essaie de prendre cette place, c’est flagrant. Il n’y a qu’à voir ses chemises bleues, sa façon de se mettre pieds nus en mocassins, ses ronds de jambe aux jeunes femmes… Mais il n’a pas la même malice ni le même charme », s’amuse un observateur de la scène littéraire. De plus, s’il ferraillait contre la gauche, d’Ormesson cultivait un certain oecuménisme, allant même jusqu’à sympathiser avec l’Insoumis Jean-Luc Mélenchon. Son cadet prend pour sa part des positions moins consensuelles, à l’image de cette tribune parue dans Le Figaro où il en appelle fiévreusement à rallumer la flamme de la spiritualité chrétienne en France…
Jean-Marie Rouart n’est pas le seul à tenter de marcher dans les pas de son illustre prédécesseur. François Sureau, élu en octobre dernier à l’Académie, avait été pris sous son aile par Jean d’Ormesson. En 1989, ils avaient publié ensemble un recueil d’entretiens, Garçon de quoi écrire (Gallimard), avant de se brouiller. On prétend d’ailleurs que Sureau n’est pas étranger à l’éloge funèbre prononcé par Emmanuel Macron. C’est en tout cas dans ce livre commun que le vieil écrivain avait formulé le voeu qu’un crayon à papier soit déposé sur son cercueil le jour de son enterrement… Mais là où son aîné se voulait à tout prix léger et accessible, l’avocat ne dédaigne pas une certaine solennité dans son style. En témoigne son avant-dernier ouvrage, L’Or du temps (Gallimard), méditation sur la Seine, « mince coulée grise et verte qui formait le centre d’un territoire réel et imaginaire, dont [il] n’avai[t] cessé de vouloir déchiffrer le secret ». A comparer avec les flâneries métaphysiques de l’auteur de C’était bien, sur le temps, ou ses éloges des femmes et des bains de mer… « Sureau est brillantissime, mais il n’a rien de solaire. Et contrairement à d’Ormesson, il a fait des pieds et des mains pour entrer à l’Académie après l’avoir dédaignée », décrypte un spécialiste de l’édition.
Autre habit vert, Marc Lambron multiplie ses interventions dans les médias. Difficile de le rater, du Point aux Grosses Têtes de RTL en passant par Le Figaro. On l’a aussi vu tenir chaque semaine son journal dans les pages du JDD pendant le premier confinement. Interrogé sur une éventuelle filiation avec Jean d’Ormesson, ce passionné de rock ne nie pas, décelant chez luimême, comme chez son ancien confrère du Quai Conti, une « forme d’hybridation entre socle académique et culture populaire ». La bête à concours (Normale sup, agrégation de lettres, Sciences po, ENA), dont l’érudition affichée agace autant qu’elle éblouit, manifeste maintenant une sagesse débonnaire, la soixantaine venue. Après tout, n’est-ce pas à la maturité que d’Ormesson s’est adouci ? A la manière de ce dernier, Lambron délaisse désormais le roman. Son dernier opus, La Princesse et le Pangolin (éd. des Equateurs), se présente comme une variation sur Le Petit Prince à l’ère de Greta Thunberg…
On le voit, la liste des héritiers potentiels est longue. On pourrait y ajouter Erik Orsenna, écrivain enjoué et à la réputation de touche-à-tout, entre un éloge de la grammaire et une Géopolitique du moustique (Fayard), en passant par des histoires pour enfants. Ou encore Sylvain Tesson, dont les récits d’escapades s’arrachent en librairie. Modestie ou habileté ? Aucun auteur ne revendique pourtant la succession de « Jean d’O ». Ni François Sureau ni Chantal Thomas, tout juste élue au fauteuil de l’académicien, n’ont donné suite aux sollicitations de L’Express. Quant à JeanMarie Rouart, il balaie : « Aucun écrivain n’est remplaçable. La filiation de Jean d’Ormesson, c’est l’esprit français. » Le constat a le mérite d’être lucide. Car si ces auteurs ont pour eux la culture, la légèreté de plume, voire l’agrément de la conversation, aucun ne boxe vraiment dans la même catégorie auprès des Français. « En termes de popularité, Lambron et Sureau n’ont rien à voir », cingle par exemple un académicien. « Personne ne l’a remplacé », conclut Sophie des Déserts.
Un vide qui souligne, par contraste, le caractère unique du disparu. Comte et normalien, fou de Chateaubriand et agrégé de philosophie, sarkozyste fervent et confident de François
Mitterrand, Jean d’Ormesson était au confluent de plusieurs traditions littéraires, intellectuelles et politiques françaises. Une synthèse exceptionnelle, bien servie par un vrai sens de la publicité et une ténacité de marathonien. Son succès acquis sur le tard, l’auteur de La Gloire de l’Empire ne l’a jamais lâché.
Mais, au-delà des talents de l’intéressé, cette absence est peut-être un signe des temps. Si Jean d’Ormesson a un successeur, n’est-ce pas en Michel Houellebecq, devenu une véritable star littéraire, qu’il faut le chercher ? Prix Goncourt, adaptations au cinéma, top des meilleures ventes, déclarations scrutées à la loupe : les Nobel Le Clézio et Modiano se faisant rares, c’est l’auteur de Sérotonine (Flammarion) qui tient le haut du pavé.
Difficile pourtant d’imaginer deux profils plus dissemblables. Entre l’hédoniste de Neuilly-sur-Seine et le reclus du XIIIe arrondissement de Paris, peu de points communs, si ce n’est le don d’attirer les regards. L’apparence (savamment ?) négligée de Houellebecq – cheveux hirsutes et cigarette au bec – tranche avec l’élégance d’un gentilhomme en costume et mocassins, à la raie bien peignée. L’un est aussi controversé que l’autre se voulait rassembleur. Quand l’académicien évoque avec complaisance le château familial de Saint-Fargeau dans l’Yonne ou ses virées à Venise, Houellebecq ausculte sans fard le consumérisme, le tourisme de masse et la misère sexuelle. Quand le premier prône l’espérance, le second se fait le chroniqueur du malaise français.
Dans un article paru dans La Revue des deux mondes en 2019, le critique littéraire Marin de Viry compare les deux auteurs. Chez Houellebecq, écrit-il, « il n’y a jamais loin entre un cyprès et un magasin Ikea, tandis que chez d’Ormesson, ils existent dans deux mondes parallèles. Les mots pour le dire ne trouvent plus d’ancêtres chez les Grecs et les Romains, faute de nature, mais dans la science-fiction, qui s’en passe ». Comme Marc Lambron le constate entre amusement et dépit, Houellebecq consacre la victoire des « consternés », celle d’une génération « moins allègre ». Autre exemple, Nicolas Mathieu, dont
Leurs enfants après eux (Actes Sud), prix Goncourt 2018, retrace des destins troublés dans la France périphérique.
Au fond, de son vivant, Jean d’Ormesson était déjà à contre-courant. Son optimisme tranchait dans l’époque, qui était morose. Depuis la mort du « dernier roi soleil », comme le surnomme Sophie des Déserts, une page s’est tournée. Avec lui s’est envolé un certain rapport au savoir et à notre patrimoine, à la fois joyeux et exigeant. « C’est un homme comme l’époque n’en produira plus », se désole un familier du monde de l’édition.
Face à ce constat, les anciens proches de l’écrivain oscillent entre espoir et nostalgie. « Tout n’est pas perdu », sourit Marc Lambron, qui croit encore l’Académie capable de véhiculer la culture française. Héloïse d’Ormesson, elle, se souvient avec émotion des facéties de son père. « J’ai eu le sentiment que quelque chose mourait avec lui, cette manière de débusquer l’espoir en toute chose… Dernier témoin d’un monde en train de disparaître, il le regardait avec un esprit extraordinairement jeune », confie-t-elle. Jean-Marie Rouart est lui aussi intarissable sur les qualités de cet ami avec lequel il entretenait une « relation fraternelle » : « A travers sa liberté, sa gentillesse, il était le contraire d’un snob. Même élus à l’Académie, nous étions deux adolescents. » Mais à l’entendre, les temps ont changé. « Les gens ne s’intéressent plus à la littérature. Aujourd’hui, ce qui compte, c’est la notoriété ! » s’emporte-t-il .
Jean d’Ormesson peut-il garder les faveurs du public, maintenant qu’il ne brille plus sur les plateaux télé ? Si ses oeuvres posthumes (Et moi, je vis toujours, Gallimard, janvier 2018, et
Un hosanna sans fin, éd. Héloïse d’Ormesson, novembre 2018) se sont bien vendues (autour de 190 000 exemplaires chacune), les rééditions en poche ont, elles, marqué le pas. Quant à Monsieur, le film documentaire que lui a consacré Laurent Delahousse, il a fait un flop. Mais l’écrivain n’est pas près de sortir de l’actualité. La publication de sa correspondance, en mars, dans la collection Bouquins, devrait éprouver sa capacité à séduire encore les Français. En attendant, les titres de ses livres résonnent étrangement dans un pays déprimé. L’un de ses derniers ouvrages, reprenant un vers d’Aragon, ne s’intitulait-il pas Je dirai malgré tout que cette vie fut belle ?✷
Comte et normalien, fou de Chateaubriand et agrégé de philosophie, sarkozyste fervent et confident de François Mitterrand, Jean d’Ormesson était au confluent de plusieurs traditions littéraires, intellectuelles et politiques