Les folles promesses de la « tokenisation »
Portée par la dynamique autour de la blockchain, la numérisation des actifs se développe dans de nombreux secteurs.
Parfois, le destin tient à pas grand-chose : un événement imprévu, une idée, une rencontre… Pour Xavier Latil, ce fut une idée. En 2018, l’entrepreneur parisien décide de repositionner sa société de communication, alors en difficulté, sur le créneau de la blockchain, cette technologie rendue célèbre par le bitcoin. En quelques semaines, sa société cotée à la Bourse de Paris s’est métamorphosée du sol au plafond : nouvelles équipes, nouveaux produits et, bien sûr, nouveau nom. Exit, donc, LeadMedia Group et bienvenue à The Blockchain Group (TBG) !
Trois ans plus tard, TBG n’a pas percé dans le bitcoin, qui vole depuis quelques mois de record en record, mais, forte de ses 200 salariés, dont 50 ingénieurs, elle a fait son nid sur un autre segment particulièrement porteur de la blockchain, celui de la « tokenisation ». Derrière ce mot un brin ésotérique, on retrouve en effet exactement la même logique que celle des cryptomonnaies et du bitcoin : un système de jetons (tokens) numériques émis et échangeables sur un réseau informatique – en l’occurrence une blockchain. Cependant, leur usage, lui, est différent.
Si, comme leur nom l’indique, les cryptomonnaies touchent à la « monnaie », les tokens, eux, concernent potentiellement tous les autres domaines. Avec ces jetons d’un genre nouveau, on peut numériser absolument n’importe quoi sur une blockchain : une action en Bourse, une voiture ou même une maison – enfin, leurs titres de propriété. « La tokenisation permet d’exploiter un peu plus les potentialités de cette économie », précise Xavier Latil, qui aide justement les entreprises à numériser leurs actifs.
D’aucuns s’interrogent toutefois sur l’intérêt réel d’un tel système. « On peut déjà faire beaucoup de choses sans la tokenisation », tacle un banquier. Difficile de lui donner tort. Mais certaines tâches restent toujours compliquées à réaliser. Voire impossibles. Et la blockchain, en faisant sauter les barrières géographiques et en supprimant des intermédiaires, facilite pas mal les opérations. Au lieu de passer par la Bourse, une entreprise peut ainsi numériser une partie de son capital et lever directement des fonds, via une blockchain, auprès d’investisseurs partout sur la planète, et le tout sans avoir à s’acquitter d’une dîme trop importante. « C’est un aspect fondamental de cette technologie, souligne un financier. On peut toucher davantage de monde et cela coûte moins cher. » Du moins sur le papier.
Bien conscientes de l’enjeu stratégique, plusieurs banques ont déjà mis un pied dans le grand bain de la blockchain. C’est notamment le cas de Société générale, qui, avec sa filiale dédiée, Forge, a aidé plusieurs de ses clients à tokeniser des dettes. TBG, lui, a davantage creusé le filon de l’immobilier et de la culture. « On reçoit beaucoup de demandes d’entreprises sur ce créneau », témoigne Xavier Latil. Fin 2020, la société, qui est repassée cette année-là dans le vert, a ainsi tokenisé des parts d’un fonds d’investissement
dans le cinéma, 21 Content Ventures. Réservé aux financiers professionnels, il doit permettre de financer des productions audiovisuelles.
TBG a également signé un partenariat avec One Experience, pour tokeniser des appartements à la montagne. D’autres entreprises proposent de mettre sur la blockchain des oeuvres d’art ou des bouteilles de vin. Les investisseurs peuvent ainsi acquérir 2 %, 5 %, 10 % d’un tableau ou d’un grand cru. « Les possibilités sont infinies », s’emballe un acteur qui gravite dans l’écosystème de ConsenSys, l’un des leaders mondiaux de la tokenisation.
D’autres encore se sont lancés dans le secteur du sport. C’est le cas du français Sorare, fondé en 2019, qui a créé des cartes de footballeurs à collectionner sur la blockchain. Celles-ci sont uniques et permettent de jouer au jeu de foot développé par la start-up. Certaines cartes, très recherchées par les collectionneurs, s’arrachent déjà pour des dizaines de milliers d’euros. « Grâce à la blockchain, on a réussi à introduire de la rareté dans l’univers numérique qui est, par essence, celui de la copie »,revendique Nicolas Julia, cofondateur et patron de Sorare. Au cours du premier mois de l’année, la société, qui compte parmi ses investisseurs la star du FC Barcelone Gerard Piqué, a dégagé plus de 4 millions d’euros de chiffre d’affaires. « Et les indicateurs ne font que progresser », se félicite le PDG.
Si le secteur fait saliver les entreprises, les défis restent immenses. Car la tokenisation ne pourra vraiment avoir d’effets qu’à plusieurs conditions. D’abord, qu’il y ait un volume suffisant, le système n’ayant de sens que si les investisseurs sont nombreux. Les acheteurs veulent avoir du choix et être certains qu’ils pourront facilement revendre leurs jetons à d’autres… « Et, pour ça, il faut qu’il y ait beaucoup d’actifs tokenisés », renchérit Alexandre Stachtchenko, cofondateur de Blockchain Partner, un cabinet spécialisé dans le conseil aux entreprises pour le développement et l’intégration de projets.
Le secteur va aussi devoir gérer les problèmes de coûts et de réglementation. A l’heure actuelle, une émission de tokens n’est pas neutre financièrement. « Cela peut coûter cher », explique un connaisseur. Justement parce que les volumes ne sont pas assez conséquents… « On en est encore au stade de l’écran plat dans les années 2000 », compare un investisseur.
Il y a, enfin, les questions plus techniques, mais tout aussi essentielles : en effet, bon nombre de tokens sont émis sur des blockchains privées, c’est-à-dire fermées. Les jetons ne sont pas disponibles pour tous. Un peu comme si une société lançait un site Internet marchand sans que tout le monde puisse y accéder pour acheter les produits. « Cela n’a pas beaucoup de sens », complète Alexandre Stachtchenko. Pour être intéressants, les tokens ont besoin d’être disponibles sur des blockchains publiques – comprendre « ouvertes à tous ». Cela a d’ailleurs été une des clefs du succès fulgurant du bitcoin. A présent, les entreprises savent ce qui leur reste à faire.
Si le secteur fait saliver les entreprises, les défis restent immenses