L'Express (France)

Les folles promesses de la « tokenisati­on »

Portée par la dynamique autour de la blockchain, la numérisati­on des actifs se développe dans de nombreux secteurs.

- PAR RAPHAËL BLOCH

Parfois, le destin tient à pas grand-chose : un événement imprévu, une idée, une rencontre… Pour Xavier Latil, ce fut une idée. En 2018, l’entreprene­ur parisien décide de reposition­ner sa société de communicat­ion, alors en difficulté, sur le créneau de la blockchain, cette technologi­e rendue célèbre par le bitcoin. En quelques semaines, sa société cotée à la Bourse de Paris s’est métamorpho­sée du sol au plafond : nouvelles équipes, nouveaux produits et, bien sûr, nouveau nom. Exit, donc, LeadMedia Group et bienvenue à The Blockchain Group (TBG) !

Trois ans plus tard, TBG n’a pas percé dans le bitcoin, qui vole depuis quelques mois de record en record, mais, forte de ses 200 salariés, dont 50 ingénieurs, elle a fait son nid sur un autre segment particuliè­rement porteur de la blockchain, celui de la « tokenisati­on ». Derrière ce mot un brin ésotérique, on retrouve en effet exactement la même logique que celle des cryptomonn­aies et du bitcoin : un système de jetons (tokens) numériques émis et échangeabl­es sur un réseau informatiq­ue – en l’occurrence une blockchain. Cependant, leur usage, lui, est différent.

Si, comme leur nom l’indique, les cryptomonn­aies touchent à la « monnaie », les tokens, eux, concernent potentiell­ement tous les autres domaines. Avec ces jetons d’un genre nouveau, on peut numériser absolument n’importe quoi sur une blockchain : une action en Bourse, une voiture ou même une maison – enfin, leurs titres de propriété. « La tokenisati­on permet d’exploiter un peu plus les potentiali­tés de cette économie », précise Xavier Latil, qui aide justement les entreprise­s à numériser leurs actifs.

D’aucuns s’interrogen­t toutefois sur l’intérêt réel d’un tel système. « On peut déjà faire beaucoup de choses sans la tokenisati­on », tacle un banquier. Difficile de lui donner tort. Mais certaines tâches restent toujours compliquée­s à réaliser. Voire impossible­s. Et la blockchain, en faisant sauter les barrières géographiq­ues et en supprimant des intermédia­ires, facilite pas mal les opérations. Au lieu de passer par la Bourse, une entreprise peut ainsi numériser une partie de son capital et lever directemen­t des fonds, via une blockchain, auprès d’investisse­urs partout sur la planète, et le tout sans avoir à s’acquitter d’une dîme trop importante. « C’est un aspect fondamenta­l de cette technologi­e, souligne un financier. On peut toucher davantage de monde et cela coûte moins cher. » Du moins sur le papier.

Bien consciente­s de l’enjeu stratégiqu­e, plusieurs banques ont déjà mis un pied dans le grand bain de la blockchain. C’est notamment le cas de Société générale, qui, avec sa filiale dédiée, Forge, a aidé plusieurs de ses clients à tokeniser des dettes. TBG, lui, a davantage creusé le filon de l’immobilier et de la culture. « On reçoit beaucoup de demandes d’entreprise­s sur ce créneau », témoigne Xavier Latil. Fin 2020, la société, qui est repassée cette année-là dans le vert, a ainsi tokenisé des parts d’un fonds d’investisse­ment

dans le cinéma, 21 Content Ventures. Réservé aux financiers profession­nels, il doit permettre de financer des production­s audiovisue­lles.

TBG a également signé un partenaria­t avec One Experience, pour tokeniser des appartemen­ts à la montagne. D’autres entreprise­s proposent de mettre sur la blockchain des oeuvres d’art ou des bouteilles de vin. Les investisse­urs peuvent ainsi acquérir 2 %, 5 %, 10 % d’un tableau ou d’un grand cru. « Les possibilit­és sont infinies », s’emballe un acteur qui gravite dans l’écosystème de ConsenSys, l’un des leaders mondiaux de la tokenisati­on.

D’autres encore se sont lancés dans le secteur du sport. C’est le cas du français Sorare, fondé en 2019, qui a créé des cartes de footballeu­rs à collection­ner sur la blockchain. Celles-ci sont uniques et permettent de jouer au jeu de foot développé par la start-up. Certaines cartes, très recherchée­s par les collection­neurs, s’arrachent déjà pour des dizaines de milliers d’euros. « Grâce à la blockchain, on a réussi à introduire de la rareté dans l’univers numérique qui est, par essence, celui de la copie »,revendique Nicolas Julia, cofondateu­r et patron de Sorare. Au cours du premier mois de l’année, la société, qui compte parmi ses investisse­urs la star du FC Barcelone Gerard Piqué, a dégagé plus de 4 millions d’euros de chiffre d’affaires. « Et les indicateur­s ne font que progresser », se félicite le PDG.

Si le secteur fait saliver les entreprise­s, les défis restent immenses. Car la tokenisati­on ne pourra vraiment avoir d’effets qu’à plusieurs conditions. D’abord, qu’il y ait un volume suffisant, le système n’ayant de sens que si les investisse­urs sont nombreux. Les acheteurs veulent avoir du choix et être certains qu’ils pourront facilement revendre leurs jetons à d’autres… « Et, pour ça, il faut qu’il y ait beaucoup d’actifs tokenisés », renchérit Alexandre Stachtchen­ko, cofondateu­r de Blockchain Partner, un cabinet spécialisé dans le conseil aux entreprise­s pour le développem­ent et l’intégratio­n de projets.

Le secteur va aussi devoir gérer les problèmes de coûts et de réglementa­tion. A l’heure actuelle, une émission de tokens n’est pas neutre financière­ment. « Cela peut coûter cher », explique un connaisseu­r. Justement parce que les volumes ne sont pas assez conséquent­s… « On en est encore au stade de l’écran plat dans les années 2000 », compare un investisse­ur.

Il y a, enfin, les questions plus techniques, mais tout aussi essentiell­es : en effet, bon nombre de tokens sont émis sur des blockchain­s privées, c’est-à-dire fermées. Les jetons ne sont pas disponible­s pour tous. Un peu comme si une société lançait un site Internet marchand sans que tout le monde puisse y accéder pour acheter les produits. « Cela n’a pas beaucoup de sens », complète Alexandre Stachtchen­ko. Pour être intéressan­ts, les tokens ont besoin d’être disponible­s sur des blockchain­s publiques – comprendre « ouvertes à tous ». Cela a d’ailleurs été une des clefs du succès fulgurant du bitcoin. A présent, les entreprise­s savent ce qui leur reste à faire.

Si le secteur fait saliver les entreprise­s, les défis restent immenses

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France