La Champagne avant le champagne
L’histoire de la viticulture dans le nord-est de la France est méconnue, mais des travaux archéologiques changent la donne.
Lesarchéologuesontquelques pépins. Mais, pour eux, c’est plutôt une bonne nouvelle. Depuis que la loi a rendu obligatoire, au début du siècle, la réalisation de fouilles avant chaque grand chantier de construction, des équipes de scientifiques, majoritairement menées par l’Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap), inspectent méthodiquement nos contrées. Ils n’en sont pas moins des hommes comme les autres, si bien que leurs yeux s’attardent bien souvent sur les vestiges – demeures, tombes, etc. – les plus clinquants, où ils exhument parfois bijoux, vaisselle, sculptures ou mosaïques inestimables. Dans certains domaines, comme la viticulture, et dans de nombreuses régions, leurs connaissances restent éparses, faute de traces tangibles. « La Champagne en fait partie, ce qui peut paraître surprenant puisqu’elle est la région où a été créé le vin le plus célèbre du monde, explique Vincent Bonhomme, de l’Institut des sciences de l’évolution (université de Montpellier-CNRS), qui vient de publier dans la revue Scientific Reports une étude sur le vignoble champenois avant l’invention, au xviie siècle, du fameux mousseux. Or la question n’est pas anodine. Nous avions peu d’informations sur ce quart nord-est de l’Hexagone et sur la progression de la viticulture durant l’Antiquité. »
L’existence de vignes sauvages au paléolithique en France est prouvée : des restes de bois carbonisés datant d’il y a près de 400 000 ans ont ainsi été mis au jour près de Nice. Sans doute s’agissait-il de raisins consommés comme des fruits. Mais c’est au Proche-Orient – en Iran, en Turquie, en Jordanie, en Israël, en Egypte (où les processus de vinification ont été considérablement améliorés sous les pharaons), et jusqu’en Grèce qu’ont été retrouvées les plus anciennes traces de production de vin, remontant au moins au IVe millénaire avant Jésus-Christ. « Pour la Gaule, il faut attendre l’arrivée des Phocéens lors de la fondation de Marseille, vers 600 avant Jésus-Christ, pour attester une réelle culture de la vigne, rappelle Matthieu Poux, professeur d’archéologie à l’université Lyon II. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y avait pas de vin avant. Au contraire, les Gaulois étaient de grands consommateurs, mais ils l’importaient, notamment d’Italie, depuis une centaine d’années. » Ce sont donc les Phocéens, ces Grecs, peuple de commerçants, venus d’Asie mineure, qui commencent à vendre le précieux breuvage au ve siècle avant Jésus-Christ, puis à installer sur le littoral méditerranéen les premiers vignobles pour une production locale, comme en témoigne le site de Saint-Jeandu-Désert. Très vite, ils vont les étendre aux actuels Provence et Languedoc, autour de Nîmes, Agde et la vallée de l’Hérault : la ville de Lattes est considérée comme un centre majeur qui se développe à partir de 225 avant Jésus-Christ. Peu à peu, l’ensemble de la Gaule narbonnaise s’impose comme un immense vignoble où émerge un commerce intense.
Il faut rendre à César ce qui appartient à César. « La viticulture chez nous est un apport indéniable de la romanisation », insiste Jean-Frédéric Terral, de l’Institut des sciences de l’évolution, coauteur de l’étude parue dans Scientific Reports. Deux voies de développement se dessinent au début de l’ère chrétienne. La première relie la Narbonnaise à la Gaule aquitaine et la seconde emprunte la vallée du Rhône. Ainsi, à Bordeaux, ont été exhumés des ceps de vigne avec des cicatrices de taille
remontant au Ier siècle de notre ère. Idem à Vienne, au sud de Lyon, où un cépage, Vitis allobrogica, au goût de poix si particulier, est rapidement connu et exporté à Rome, comme le cite Pline l’Ancien. Bénéficiant de conditions climatiques favorables, les Romains plantent des cépages méridionaux vers le nord en prenant garde à leurs capacités d’adaptation. « Ils procèdent en véritables agronomes en faisant des expérimentations et en multipliant les variétés », poursuit Jean-Frédéric Terral. Résultat, la vigne dite « domestique » progresse rapidement. « Mais, jusqu’ici, les historiens considéraient que cette culture s’arrêtait, peu ou prou, au niveau de Lyon », ajoute Matthieu Poux. Les travaux produits par l’équipe champenoise viennent bouleverser cette croyance. Les chercheurs ont analysé des pépins de raisin datés du ier au xve siècle de notre ère provenant de chantiers archéologiques réalisés à Troyes ainsi qu’à Reims. « Ce matériel biologique (graines, bois, etc.) a longtemps été délaissé. Désormais, grâce à une uniformisation des méthodes de fouille, on récolte le moindre indice jusque, par exemple, dans le fond des puits, qui sont des milieux anoxiques [sans oxygène], où les artefacts se conservent mieux », détaille Vincent Bonhomme. Son équipe d’archéobotanistes a étudié « mathématiquement » la taille et la forme des pépins retrouvés avant de les comparer avec ceux prélevés sur les vignes actuelles. Une prouesse réalisée avec l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae), qui possède une collection unique – plusieurs milliers de cépages – cultivée en champs. « Cette approche nous a amenés à une conclusion majeure : alors qu’on croyait que la Champagne était une région viticole tardive, elle a en fait développé ses propres vignes domestiques, vraisemblablement importées du sud de la Gaule, dès le début de l’ère chrétienne. Une viticulture commerciale s’est donc installée très tôt et, à de hautes latitudes, en Gaule. »
Les prélèvements des chercheurs s’interrompent brutalement au iiie siècle et ce jusqu’autour de l’an mil. « Selon moi, cet intermède chronologique est plus lié à une absence de découvertes qu’à un arrêt de la viticulture. Certes, la chute de l’Empire romain et l’évolution des conditions climatiques ont pu jouer, mais le savoir-faire ne s’est pas perdu », estime Matthieu Poux. D’ailleurs, le commerce et les importations se poursuivent durant le Haut Moyen Age, comme l’atteste le nombre d’amphores retrouvées. « Nos travaux et les pépins de raisin étudiés datant d’au-delà du xe siècle montrent que la viticulture champenoise connaît un renouveau tant en vignes sauvages que domestiques », précise Vincent Bonhomme. L’encépagement va perdurer tout au long du Moyen Age, période qui correspond, d’une part, à la « révolution agricole médiévale », entraînant d’importants changements économiques et sociétaux, et, d’autre part, à un « optimum climatique », une hausse des températures de quelques dixièmes de degré. C’est à cette époque qu’apparaissent puis s’implantent des types de cépages plus résistants au froid qui vont devenir caractéristiques de la région, à l’instar du pinot et du chardonnay. « Ce constat, on le fait aussi sur le reste du territoire, notamment avec le poids des grands monastères qui se spécialisent dans la viticulture comme Cluny ou Cîteaux, explique Matthieu Poux. Le vin redevient une économie et donc un enjeu commercial important. » Les châteaux vinicoles se multiplient dans le Sud et le Bordelais, mais aussi dans l’Ouest (Le Mans, Chartres, ou encore Rouen). Naissent alors les grandes appellations que nous connaissons aujourd’hui : chablis, monbazillac, pommard, châteauneuf-du-pape, romanéeconti, etc. Tous les cépages méridionaux ne s’implantent pas partout et il faut aux vignerons des trésors d’imagination pour tirer leur épingle du jeu. L’un d’eux va développer à la fin du xviie siècle un vin mousseux : Dom Pérignon, moine bénédictin, gestionnaire de l’abbaye d’Hautvillers, près d’Epernay, assemble les cépages, met au point une vinification méticuleuse et utilise le liège comme bouchon avec des bouteilles plus épaisses. « Les historiens n’en font plus l’inventeur du champagne, corrige Jean-Frédéric Terral. Mais le mythe est né et fait de la région l’une des plus connues du monde. »