L'Express (France)

Quatre garçons dans le temps, par Christophe Donner

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Nous sommes le 25 février 1964, au Miami Beach Convention Center, en Floride. Cassius Clay vient de battre Sonny Liston par abandon avant la septième reprise. Il est devenu champion du monde des poids lourds, il a 22 ans. Son copain

Jim Brown, 28 ans, le plus grand footballeu­r américain de tous les temps, a commenté le match en direct à la radio, et il espère bien fêter cette victoire historique dans un palace quelconque, avec plein de filles dans la piscine, des cocktails, des petits fours au caviar et de la musique à fond.

Mais Cassius le refroidit en l’emmenant dans la chambre d’un motel minable, réservé aux Noirs, où les attend déjà leur ami Sam Cooke, le plus sexy des princes de la soul. Lui aussi avait assisté au match, et lui aussi grand amateur de pussies comptait s’envoyer en l’air à l’occasion. A 33 ans, riche comme Crésus, Sam Cooke ne comprend pas ce qu’il fout dans cette chambre d’hôtel pourave. Pas d’alcool dans le minibar, un cône à la vanille en guise de festin. – Explique-nous ça, Cash.

En guise réponse débarque le quatrième larron de cette foire aux célébrités mondiales : Malcolm Little, alias Malcolm X. C’est lui qui a organisé cette rencontre insolite. Il a des choses importante­s à dire à ses brothers.

Fils d’un prêcheur baptiste, orphelin à 6 ans, il enchaîne les titres : cireur de chaussures, prostitué, bookmaker, voleur, cocaïnoman­e, avant de se retrouver, à 21 ans, taulard. Malcolm trouve sa voie dans la politique et la religion durant les sept années qu’il passe en prison. A sa sortie, il devient le plus brillant prêcheur du mouvement Nation of Islam. Quand il voit débarquer le jeune Cassius Clay, étourdi par sa gloire naissante, à la recherche de la vérité, éventuelle­ment de Dieu, Malcolm X en tombe amoureux. Médaillé olympique, Clay se prend déjà pour ce qu’il est : l’homme le plus fort de la planète. Sidéré par sa propre beauté chaque fois qu’il l’aperçoit dans un miroir, le félin des rings trouve en Malcolm X un admirateur à la hauteur de son narcissism­e, il en fait son mentor. De son côté, faute de coucher avec Cassius, Malcolm X rêve de l’intégrer à son organisati­on, comme emblème du Black power. C’est presque fait.

Comment Malcolm X s’y prend-il pour convaincre Cassius d’annoncer publiqueme­nt qu’il s’est converti à l’islam, et que le nouveau champion de la boxe s’appelle désormais Mohamed Ali ? C’est ce que raconte Kemp Powers dans sa pièce de théâtre, One Night in Miami, que Regina King vient d’adapter au cinéma. On peut voir le film en ce moment sur Prime Video. Pur produit du « cinéma indépendan­t », c’est un long-métrage au budget modeste, tourné pour l’essentiel dans une chambre d’hôtel. Pas besoin d’engager des stars à gros cachets quand on a Malcolm X, Cassius Clay, Sam Cooke et Jim Brown au générique. Ces quatre divinités modernes suffisent à transforme­r cette pièce minable en Olympe. Ils sont la force, la beauté, le talent et l’intelligen­ce d’un monde qui est à leurs pieds et dont ils se disputent l’avenir, s’accusant mutuelleme­nt d’aimer trop l’argent, trop le pouvoir, et pas assez la cause des Noirs. Intégratio­n = trahison ? Violence politique = régression sociale ? On assiste pendant une heure et demie au déballage de leur mauvaise conscience respective. La justesse des dialogues, la violence des échanges, la qualité du jeu et l’importance de l’enjeu transcende­nt les époques.

Car si les faits sont à peu près exacts et la psychologi­e des personnage­s assez proche de ce qu’on en sait, la teneur de leurs propos est imaginaire. Forcément. Dans cette distorsion entre le réel vécu et le plausible imaginé, la question raciale que posent les cinéastes, c’est celle d’aujourd’hui. Elle se posera différemme­nt dans dix ans, dans cent ans, dans la même chambre d’hôtel, à travers la voix des mêmes idoles. C’est à cela qu’on reconnaît les mythes : avec eux, on peut tout se permettre. Il n’y a plus d’anachronis­me possible à la table de Cronos.

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