L’atypique nébuleuse des anti-Amazon
La fronde mélange zadistes, riverains, défenseurs de l’environnement, petits commerçants et grandes entreprises.
Apremière vue, rien que du très classique dans le mouvement d’opposition à Amazon. Une pétition qui a récolté des dizaines de milliers de signatures, une dizaine de comités locaux et une poignée de responsables politiques, notamment les députés Delphine Batho ou Matthieu Orphelin, qui disent dans les médias tout le mal qu’ils pensent du géant américain. Classique, mais pas suffisant pour expliquer la vitalité nouvelle de la fronde ces derniers mois. Sa force est ailleurs. Dans une alliance de circonstance inédite entre des mondes plus habitués à se toiser, voire à se détester, qu’à militer ensemble. Un front qui réunit des ex-zadistes de Notre-Damedes-Landes, des commerçants indépendants, des associations comme Attac ou Les Amis de la Terre, de simples riverains et, plus discrètement, les grandes surfaces et les centres commerciaux. Ils ne défilent pas forcément les uns à côté des autres, ils ne défendent ni les mêmes idées ni les mêmes méthodes mais ont trouvé là un combat qui les rassemble.
Tout a commencé par l’émergence, ces deux dernières années, de groupes locaux sur les lieux des futures implantations d’entrepôts. Il a souvent suffi de quelques lignes dans le quotidien régional, d’une indiscrétion du maire ou d’un élu pour mettre le feu aux poudres. Quoi ? Un projet d’entrepôt géant aux portes du village ? A très court terme ? Le nom d’Amazon n’apparaît pas toujours(le groupe recourt souvent à des sociétés foncières), mais les esprits s’échauffent. En Alsace, en Loire-Atlantique, dans le Gard ou en Normandie, on regarde le nombre de mètres carrés envisagés, on évalue la fréquence de camions quotidiens et la hauteur du futur bâtiment.
En quelques mois, une dizaine de collectifs naissent. A Montbert, au sud de Nantes, ils sont désormais 300 au sein du groupe Amazon ni ici ni ailleurs (Anina), les uns s’inquiètent de la circulation attendue, les autres, de l’impact sur l’environnement. A Fournès (Gard), le fait que des élus
aient vendu des terrains pour permettre le projet, sans se déporter lors des délibérations en conseil municipal, a alimenté la grogne. Et la proximité du pont du Gard l’a accentuée : les touristes voudront-ils encore venir avec un bâtiment de six niveaux à quelques kilomètres ? La valeur des maisons ne va-t-elle pas baisser ? « Nous n’étions pas des militants de l’environnement. Beaucoup nous ont rejoints sur la question de la probité des élus et de l’intérêt général », souligne Patrick Fertil, ancien cadre de la pharmacie, allié à un apiculteur local pour lancer le collectif.
Ils sont ultra-motivés, mais prennent très vite conscience de leurs limites. Ils ne savent pas toujours parler aux médias, ignorent quels risques ils encourent en lançant certaines actions et manquent de moyens pour financer les recours juridiques contre les autorisations d’aménagement ou les permis de construire. Engagés de longue date dans les luttes environnementales ou fiscales, des associations comme Les Amis de la Terre et Attac sont prêtes à les épauler. Dans un échange d’intérêts bien compris : « Au moment de la convention citoyenne, quand le gouvernement a refusé le moratoire sur les nouveaux entrepôts, on a compris qu’il fallait qu’on mène une guerre de proximité, qu’on anime les groupes locaux. On leur donne des expertises, des formations au plaidoyer, à la stratégie… », détaille Alma Dufour, responsable du dossier aux Amis de la Terre. Au niveau des départements, des collectifs plus politiques émergent. Ainsi à Nantes, Stop Amazon 44 regroupe la CGT, Solidaires,
Extinction Rebellion, Attac, Alternatiba… et met la pression sur les élus de la ville, laissant à Anina le travail au plus près du terrain.
Chaque semaine, des visioconférences sont organisées pour se coordonner. Chacun veille à rester concentré sur l’objectif. Car, s’ils ont besoin de conseils et d’aide, les militants locaux ne veulent pas politiser leur lutte. En Alsace, la question s’est posée dès la naissance du collectif Le Chaudron des alternatives. Des partis de gauche sont venus frapper à la porte, mais leur offre a été déclinée : « On ne voulait pas être étiquetés. Nous sommes dans un bassin plutôt de droite, cela aurait pu nous desservir pour approcher certains élus », raconte Yeliz Gencer, l’une des porte-parole. A Fournès, dans le Gard, Patrick Fertil reste également très vigilant : « On est un mouvement de société civile et on tient à le rester. Personnellement, je pense qu’il faut qu’on sorte du capitalisme barbare, mais je suis pour le capitalisme. » A Montbert, la présence de zadistes fait débat. Certains ne veulent pas de « leur désordre », d’autres leur attribuent la victoire à Notre-Dame-des-Landes, ils sont acceptés par les uns, tolérés par les autres.
La partie s’est encore compliquée avec l’arrivée des représentants des entreprises. L’alliance avec la Confédération des indépendants, représentant 450 000 magasins de centre-ville, s’est faite à l’initiative des Amis de la Terre : « On a décidé de se rapprocher d’eux il y a un an, lorsqu’on a perçu que l’environnement n’intéressait pas le gouvernement, mais l’emploi, oui. On a fait le premier pas, mais disons qu’ils n’ont pas été farouches », s’amuse Alma Dufour. Là encore, la répartition des rôles est précise. Les Amis de la Terre fournissent le matériel et les idées utiles à la mobilisation des commerçants, la Confédération porte les revendications du mouvement devant les parlementaires et le gouvernement.
Tout le monde n’apprécie pas. Dans les syndicats, on n’aime pas trop cette union avec ceux qui restent des « petits patrons », à l’image pas toujours flatteuse. Certains des adhérents de la Confédération des indépendants s’étonnent de voir Francis Palombi, leur président, sur des photos avec des membres d’Attac ou de la CGT. « Moi, je n’ai pas de contre-indications à travailler avec Les Amis de la Terre, qui nous ont notamment apporté une étude sur le nombre d’emplois détruits en France par l’e-commerce. En revanche, j’emploie le mot “côtoyer” pour parler d’organisations comme Attac », explique-t-il. Chacun veille à ne pas s’attarder sur les sujets qui fâchent, on parle « aménagement local » plutôt que « mondialisation », « action de sensibilisation » plutôt que « blocage d’entrepôt ».
Voilà pour la façade. Mais, alors que les projets se précisent et que l’urgence se fait plus grande, d’autres acteurs ont envie de peser. En particulier, les représentants des grandes enseignes et des centres commerciaux. Toutefois, aucun ne veut apparaître en première ligne. Trop peur d’être renvoyés à leur histoire de fossoyeurs du petit commerce depuis quarante ans. Trop peur d’être accusés de vouloir torpiller les projets d’Amazon pour mieux faire prospérer les leurs. Le tout sur fond de méfiance des collectifs locaux et des associations nationales. S’ils tolèrent de travailler avec les « petits commerçants », une alliance avec les « gros » est, pour eux, la ligne jaune infranchissable.
Alors, les mastodontes cherchent la bonne stratégie. Via des organisations représentant des plus petits qu’eux, ils glissent aux parlementaires des propositions d’amendement à la loi sur le climat dans l’espoir d’obtenir le fameux moratoire sur les entrepôts. Certains réfléchissent à un système de notation des sites d’e-commerce sur le modèle du Nutri-score dans l’agroalimentaire. Mais ils savent que ça ne suffira pas. Ils ont observé les luttes à NotreDame-des-Landes ou contre EuropaCity près de Roissy, la convention citoyenne pour le climat, et ils ont compris que « le bon peuple » pouvait avoir bien plus de poids qu’eux dans la période. Surtout à la veille des élections régionales de juin 2021 et de la présidentielle de 2022. Ils aimeraient se rapprocher de certains comités locaux mais redoutent plus que tout de les effaroucher ou de les discréditer s’ils se rendent trop visibles. Alors, ils avancent doucement, font passer des messages, repèrent des relais. Prêts à faire machine arrière à tout moment pour ne pas desservir la cause. De l’art du lobbying poussé à l’extrême.
Au niveau des départements, des collectifs plus politiques émergent