L'Express (France)

Anne Hidalgo ou le dilemme de la jeunesse woke

Lorgnant l’Elysée, la maire de Paris veut se faire entendre des jeunes urbains. Elle devra aussi composer avec certains mouvements d’opinion, sans se laisser enfermer.

- PAR ERWAN BRUCKERT

Anne Hidalgo a la science des séquences politiques. Du silence et des coups de boutoir. Elle sait se tenir loin de la presse lorsqu’elle juge que son moment n’est pas arrivé, comme elle sait s’approprier, en temps voulu, les sujets qui pourront parfaire son costume de présidenti­able. Novembre dernier en est un bon exemple. A la suite de l’assassinat de Samuel Paty, et à la faveur d’un bug technique lors d’un vote au conseil de Paris visant à donner le nom du professeur d’histoiregé­ographie à une rue de la capitale, elle s’en était prise à « l’ambiguïté » de ses alliés écolos sur les valeurs de la République. Hidalgo la régalienne, Hidalgo la républicai­ne acharnée : c’est là la nouvelle facette, peu connue de l’opinion publique, qu’elle éclairait à grands coups de projecteur­s médiatique­s.

Aujourd’hui, la maire de Paris est ressortie du bois. Et c’est la Jeunesse, avec un « J » majuscule, qu’elle installe au centre de son discours : celle qui « est la grande victime de la crise sanitaire et la population la plus négligée par Emmanuel Macron en ce moment », résume le sénateur socialiste et président du groupe Paris en commun, Rémi Féraud. Début février, on a vu l’édile accorder une interview au média en ligne Brut – plébiscité par les 1830 ans – pour demander la création urgente d’une allocation de 500 euros pour chaque jeune, ou encore vouer aux gémonies les « dispositif­s totalement bureaucrat­iques » de La République en marche, qui a émis l’idée d’un prêt à taux 0 de 10 000 euros pour les 1825 ans. Puis, il y a quelques jours, c’est à Nancy, face à un parterre d’étudiants, sous le toit du campus Artem, qu’elle a égrené ses propositio­ns. « Il faut que la participat­ion des jeunes [consiste non] pas seulement à donner un avis mais aussi à agir. […] Nous avons la responsabi­lité d’intégrer [leur] parole dans les décisions, dans les assemblées associativ­es », atelle lancé. Anne Hidalgo a beau marteler dans L’Est républicai­n que l’on « n’est pas encore dans le temps de la campagne », son entourage admet facilement que celleci initie une forme de tour de France « prépréside­ntielle » pour tester sa popularité audelà du périphériq­ue. Les thématique­s qu’elle aborde ne doivent donc rien au hasard. « Elle a raison de faire de la jeunesse un sujet de débat préélector­al, car elle considère que ce n’est pas bien traité », souffle l’exadjoint et tacticien avisé JeanLouis Missika.

Si l’actualité l’y encourage, Anne Hidalgo est loin d’être la seule à se saisir du sujet. Selon le directeur général adjoint de l’Ifop, Frédéric Dabi, elle suit même un schéma classique : « Il est traditionn­el qu’avant une campagne présidenti­elle les candidats s’adressent à la jeunesse. Le personnel politique a trois croyances magiques : qu’elle est un relais d’opinion vers les familles, qu’elle va imprégner ses points de vue chez l’ensemble des Français, et que, si vous lui parlez et la comprenez, alors vous allez tout comprendre. » Ça ne rate pas. Ses lieutenant­s jurent tous que, malgré leur pouvoir électoral relativeme­nt faible, une candidatur­e crédible, a fortiori de gauche, ne peut faire l’économie d’aller chercher l’oreille des primoélect­eurs. Ceux qui, il y a quatre ans, s’étaient en majorité tournés vers JeanLuc Mélenchon. « La jeunesse sera probableme­nt un sujet important en 2022, note Rémi Féraud. Dans une campagne, elle imprime souvent une dynamique, tout le monde y est attentif, ça intéresse les parents, les grandspare­nts… » « Ça nous semble central dans les échéances à venir, il y a une immense inquiétude visàvis de l’avenir : la société tout entière se projette dans les angoisses des jeunes », abonde Emmanuel Grégoire, n° 2 de la capitale.

Pour autant, qu’on ne s’y trompe pas : de la même manière qu’elle est consciente de sa déconnexio­n avec la France des villages – « son écueil principal », consentent ses soutiens –, Anne Hidalgo n’escompte pas embrasser en priorité les doléances de la jeunesse rurale. Ne pas courir plusieurs levrauts en même temps : la démarche est 100 fois assumée. « Même s’il faut parler à tous les jeunes de France, ce sont effectivem­ent plutôt ceux des villes qui vont être sensibles à la candidatur­e progressis­te que l’on veut mener », avance l’un de ses stratèges les plus intimes. Une population que l’on décrit volontiers dans son premier cercle comme très engagée, mais aussi, de moins en moins sensible au clivage gauchedroi­te et de plus en plus fragmentée dans ses combats. Désormais, on milite pour une cause définie : la lutte contre le réchauffem­ent climatique, le féminisme, l’antiracism­e… Sous des angles qui ébranlent les repères et les valeurs de la gauche en général. Et d’Anne Hidalgo en particulie­r.

Au sein de ce magma juvénile et urbain bouillonna­nt, une mouvance prend de l’ampleur. Et infuse. « La nouvelle gauche se définit par le mouvement que l’on appelle “woke”, provenant des EtatsUnis : elle est différenti­aliste et racialiste », explique JeanLouis Missika, qui ne la porte pas dans son coeur. Plus précisémen­t, le terme désigne une personne « éveillée », consciente de toutes les injustices, discrimina­tions et oppression­s subies par les minorités. Seulement, l’approche woke rime parfois, pour ne pas dire souvent, avec une approche particular­iste, communauta­riste, au vocabulair­e intersecti­onnel, plus encline à considérer les individus pour ce qu’ils sont plutôt que pour ce qu’ils font… Et bouscule la gauche classique, qui

y voit le dévouement de la tradition philosophi­que universali­ste française. Mais que faire de cette partie de la jeunesse qui devrait, en toute logique, se tourner vers ce côté de l’échiquier lorsqu’elle sera appelée aux urnes ? Si tant est qu’elle s’y rende, ce qui est un autre enjeu. Comment lui parler, embrasser ses combats, lorsque l’on est une responsabl­e politique installée, certes reconnue pour ses engagement­s sociétaux, mais vue comme la candidate de la social-démocratie? Ou même de la « social-écologie », comme on nous le fait remarquer à plusieurs reprises.

Certes, la mouvance woke, malgré son expansion, n’est pas celle qui fera basculer la présidenti­elle. On nous accuse d’ailleurs, à longueur de coups de fil, de surévaluer son poids dans le corps électoral et sa place dans la future stratégie de la maire de Paris. Mais si le mouvement est – encore – marginal sur le plan politique, ses porte-voix ont une audience grandissan­te et des relais médiatique­s toujours plus nombreux. Dans l’équipe d’Anne Hidalgo, on se dit tout de même qu’il ne faudrait pas complèteme­nt se le mettre à dos. « Il y a dans cette jeunesse une forme d’absolutism­e qui est la traduction d’une radicalité. Ces activistes-là ont une influence médiatique qui n’est pas du tout corrélée avec leur poids électoral, et faire un faux pas à leur endroit pourrait les crisper », glisse l’un de ses adjoints. Un des théoricien­s de sa future campagne renchérit : « Toute la question est de réussir à incarner l’universali­sme concret, qui respecte les différence­s. Il ne faut pas se retrouver à se faire contester notre brevet de gauchisme par La France insoumise ou par les Verts, qui vont sauter sur l’occasion pour dire : “Regardez, ils ne sont pas de gauche”. »

Sans aller jusque-là, David Belliard, adjoint de l’édile et chef de file des Verts parisiens, est sceptique sur la capacité

d’Anne Hidalgo d’obtenir leur confiance. « Pour cette jeunesse très engagée en faveur du climat, mais aussi de l’antiracism­e, réceptive à #MeToo, #MeTooGay, qui lutte contre les violences policières, qui prône des différence­s de races, de genres, les domination­s sont insupporta­bles, explique-t-il. Elle veut une autre organisati­on sociale, et je pense que les écologiste­s ont plus d’armes, offrent plus de portes pour accueillir ces engagement­s que la social-démocratie. » Selon la militante féministe et élue parisienne EELV Alice Coffin, qui s’est frontaleme­nt opposée à la maire de Paris lors de l’affaire Christophe Girard, en août 2020, Anne Hidalgo devrait « envoyer des signaux » : « J’entends qu’il est important d’avoir une position fédératric­e, mais elle pourrait jouer un peu plus cette carte-là : se placer devant les portraits des anciens présidents, et dire : “Regardez tous ces hommes, blancs, de facto je serai autre chose, je sortirai de cette République-là”. »

S’il y a bien une chose sur laquelle les proches d’Anne Hidalgo s’accordent, c’est sur son refus catégoriqu­e de s’approcher un tant soit peu de cette ligne. D’abord par conviction personnell­e et philosophi­que, surtout après sa séquence « républicai­ne jusqu’au bout des doigts » de novembre dernier, et par calcul stratégiqu­e. « Connaissan­t bien Anne, je sais qu’elle n’est pas dans une démarche démagogiqu­e qui s’offrirait à toutes les opportunit­és, assure Patrick Bloche, son adjoint chargé de l’éducation. Elle ne plongera pas dans le relais de tous les combats minoritair­es pour attirer des électeurs, car ce qu’elle pourrait gagner d’un côté, elle le perdrait de l’autre. » Un autre conseiller se veut définitif : « Il ne faut surtout pas aller là-dedans, ce n’est pas notre terrain. Si on rentre dans le débat sur l’intersecti­onnalité, on est mort. A la fin, on va arriver à 5 %. Ce sont des combats d’avant-garde mais qui ne sont pas partagés par l’ensemble de la population française. »

Tout l’enjeu pour la maire de Paris réside alors dans une subtile ligne de crête intégrant à la fois la prise en compte de ces combats particular­istes et le cadre

universali­ste qu’elle n’a pas l’intention de lâcher pour autant… Même si son ajoint Vert David Belliard considère qu’« ancrer une politique de gauche autour de l’universali­sme, comme peut le faire le Printemps républicai­n, est voué à l’échec ». « Toute la difficulté de ce que va proposer Anne – qui a vocation à exercer le pouvoir et non pas à batailler dans une minorité contestata­ire –, c’est d’intégrer ces aspiration­s fondées sur le combat contre les injustices, la prise en considérat­ion de l’autre, pour trouver un débouché politique majoritair­e », répond l’un des penseurs de sa campagne. En somme : parvenir à convaincre la jeunesse woke qu’elle peut porter « la promesse républicai­ne d’égalité des droits pour toutes et tous », maintes fois invoquée par ses troupes. « Née en Espagne, immigrée, elle sait ce qu’elle doit à la République, elle veut qu’on propose des solutions pour cette jeunesse qui ne croit plus dans la police, dans les responsabl­es politiques et dans les institutio­ns », conclut l’adjoint Jean-Luc RomeroMich­el, chargé des droits humains, de l’intégratio­n et de la lutte contre les discrimina­tions. Mais, quand ces solutions auront été trouvées, Anne Hidalgo aura peut-être déjà lâché ses ambitions présidenti­elles : créditée de 6 à 10 % d’intentions de vote dans les enquêtes actuelles, elle et ses soutiens ont les yeux rivés sur l’automne prochain et espèrent que la situation politique sera décantée d’ici-là. « De toute façon, s’il n’y a pas de position unique entre elle et les écologiste­s, l’intérêt d’Anne sera de ne pas y aller », glisse un intime.

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de la jeunesse woke
— P. 28. Ségolène Royal : en route
vers une drôle de campagne sénatorial­e — P. 29. Le (tout) petit pas de l’Assemblée
vers le vote à distance des députés
— P. 26. Anne Hidalgo ou le dilemme de la jeunesse woke — P. 28. Ségolène Royal : en route vers une drôle de campagne sénatorial­e — P. 29. Le (tout) petit pas de l’Assemblée vers le vote à distance des députés

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