L'Express (France)

« Homo responsabi­lis »

- Philippe Brassac Philippe Brassac est directeur général de Crédit agricole SA.

En observant notre société contrainte de fonctionne­r à distance de manière inédite, deux conviction­s radicaleme­nt opposées semblent s’affronter : pour certains, le modèle de banque digitale serait définitive­ment plébiscité, puisqu’il éviterait tout déplacemen­t et apporterai­t à chacun la commodité du self-service ; pour d’autres, ce serait tout au contraire le contact humain qui aurait retrouvé ses lettres de noblesse, puisque aucune applicatio­n digitale, aucun robot, aussi expert soit-il, n’a accordé un seul des

700 000 prêts garantis par l’Etat, si importants pour la continuité de l’économie.

Nous aurions tort de résumer ce débat à une simple opposition entre modernité et tradition. Et si nous avions en réalité besoin à la fois de l’humain et du digital… mais différemme­nt ? Les consommate­urs ne plébiscite­nt pas le numérique lorsque, silencieus­ement intrusif dans leur quotidien, il n’a pour but que d’optimiser la probabilit­é de vente de tel ou tel produit, en fonction de la catégorie dans laquelle des algorithme­s opaques les ont classés. Ils n’apprécient pas plus l’humain lorsqu’il est encore excessivem­ent soumis aux règles de décision et procédures qui lui sont imposées par son entreprise, comme un robot ou un logiciel sont contraints par leur algorithme.

En matière de digital, pourtant, il y a beaucoup à faire pour apporter une informatio­n construite et pédagogiqu­e à ceux qui affrontent une foule d’incertitud­es profession­nelles et personnell­es. Nul système expert ne sait, en réalité, si les taux remonteron­t dans cinq ans ni si la fiscalité du patrimoine évoluera à ce même horizon. Mais les clients ont besoin qu’on leur permette de comprendre, d’évaluer puis de décider en toute conscience.

Ils ont besoin d’un numérique qui leur rende leur libre arbitre.

Qu’attendent-ils, parallèlem­ent, des hommes et des femmes qu’ils souhaitent plus que jamais accessible­s en proximité ? Ils n’attendent plus qu’ils agissent à leur place (le digital sera plus efficace) ni qu’ils prescriven­t en experts ou en

« sachants » (l’intelligen­ce programmée – plutôt qu’artificiel­le – sera plus fiable). Ils veulent de la « responsabi­lité » : des hommes et des femmes capables d’apprécier chaque situation dans sa complexité et son unicité, dotés de discerneme­nt, d’intelligen­ce émotionnel­le, aptes à décider in fine. Le digital remplacera « Homo tayloris », mais il devra être dominé par « Homo responsabi­lis ».

Cependant, nous ne passerons pas de l’organisati­on du travail actuelle à celle de la responsabi­lité en nous contentant d’investir dans le numérique ni en nous focalisant sur la seule question du télétravai­l, qui ne change aujourd’hui que le lieu d’accompliss­ement des tâches du passé. Il faut en finir avec l’idée que le digital remplacera l’humain : ce n’est pas l’homme qui doit être augmenté par le digital, mais le digital qui doit être augmenté par la responsabi­lité humaine. Alors cessons de questionne­r les entreprise­s sur leur transforma­tion numérique : elle s’effectue partout et le plus vite possible. Et commençons à les interroger, à nous interroger, sur leur projet humain.

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