L'Express (France)

Tereos, guérilla chez les barons du sucre

Après avoir débarqué l’ancienne direction, Gérard Clay, le nouvel homme fort de la coopérativ­e, doit faire face à la défiance des salariés.

- STÉPHANE BARGE

Le temps de la révolte a laissé place à celui de la cacophonie. Deux mois après l’éviction de son état-major, Tereos dénonçait toujours sur son site Internet, mi-février, la « campagne de désinforma­tion » qui a propulsé ses nouveaux patrons à la tête de l’entreprise. Comme si, au sein du groupe, personne n’avait encore vraiment digéré le putsch mené avec succès par Gérard Clay.

Le 18 décembre, ce betteravie­r et céréalier du Pas-de-Calais a été élu d’une courte majorité à la tête du conseil de surveillan­ce du fleuron français du sucre (Béghin Say, La Perruche). Depuis plus de trois ans, déjà, le franc-tireur, soutenu par d’autres frondeurs, contestait l’opacité et la stratégie de sa coopérativ­e, jugée trop peu rémunératr­ice pour ses 12 000 agriculteu­rs. D’abord écarté du conseil de surveillan­ce, puis tout bonnement exclu de la structure, le rebelle avait fini par être réintégré sur décision de justice. Avant de se ruer à l’abordage, sabre au clair, et réussir, contre toute attente, à décapiter la direction. Exit, donc, Alexis Duval, président du directoire et petit-fils du fondateur historique : la première mesure de Gérard Clay fut de remplacer son grand rival par un ancien patron de coopérativ­e céréalière, Philippe de Raynal.

Mais cette guerre de tranchées a laissé des séquelles. Chez Tereos, personne n’a oublié la lettre ouverte des élus du

personnel adressée en décembre aux agriculteu­rs de la coopérativ­e. Le comité d’entreprise y exprimait sa défiance envers les frondeurs… deux petites semaines avant leur arrivée au pouvoir. « Nous n’avons pas confiance pour dialoguer avec ces personnes, expliquait-il. Nous réitérons notre soutien à la gouvernanc­e du groupe, qui, grâce à sa stratégie, a su valoriser les matières premières agricoles et développer l’emploi. » Un préavis de grève avait même été déposé, quelques jours plus tard. « Simple avertissem­ent, explique un délégué. Mais si nos craintes se confirment, alors les betteraves resteront dans les champs. » Ce que le personnel redoute ? Des cessions d’activités, des fermetures de site, voire une fusion avec Cristal Union (Daddy), deuxième grand sucrier français et filiale du leader européen, l’allemand Südzucker, qui a déjà fermé au moins deux usines dans l’Hexagone.

L’ambiance était donc glaciale lorsque Gérard Clay a entamé la tournée des sucreries françaises, au lendemain de sa nomination, pour tenter d’apaiser ses troupes. « Tant qu’il restera des agriculteu­rs pour semer des betteraves, pas question de fermer la moindre usine en France », assure Xavier Laude, un producteur de Sailly-LezCambrai (Nord), qui a participé activement à la fronde au côté du nouvel homme fort de Tereos. Mais les doutes persistent, y compris côté champs. « Il n’y a pas si longtemps, nous avons reçu un appel du pied d’un des membres du conseil d’administra­tion de Cristal Union, qui évoquait des synergies et appelait à un rapprochem­ent de nos deux coopérativ­es », fait remarquer un betteravie­r.

Parmi les 4 000 salariés français, on s’interroge également. Gérard Clay, 61 ans, est-il l’homme de la situation ? Beaucoup éprouvent un vrai malaise à l’idée d’être sous la coupe d’un président qui a tant dénigré leur entreprise. Dans sa sédition, le planteur avait été jusqu’à accuser Tereos d’avoir fourni le mouvement Daech en sacs de sorbitol, un dérivé du sucre qui aurait pu servir à concevoir des explosifs. Condamné, comme sept autres betteravie­rs, pour dénonciati­on calomnieus­e et fausses accusation­s, il s’en est depuis excusé. Ce qui n’empêche pas certains de considérer sa guérilla comme un règlement de compte personnel. « Gérard Clay a intégré Tereos en 2006, en apportant à notre coopérativ­e les deux usines des Sucreries distilleri­es des Hauts-de-France (SDHF), le groupe qu’il présidait et qu’il avait convaincu de fusionner avec nous, raconte un membre de la coopérativ­e. En guise de cadeau de bienvenue, il avait obtenu un fauteuil de vice-président au sein de notre conseil alors que Philippe Duval, le père d’Alexis, lui avait fait miroiter la présidence. Mais les Duval n’ont pas tenu cette promesse. » Clay ne leur aurait jamais vraiment pardonné.

Pour autant, le nouveau n° 1 compte bien, lui, tenir ses engagement­s en renforçant le pouvoir des cultivateu­rs. « Tereos ne respectait plus les principes démocratiq­ues d’une coopérativ­e », abonde Xavier Hollandts, professeur de stratégie à la Kedge Business School. Selon ce spécialist­e de la gouvernanc­e, les collusions entre le conseil de surveillan­ce et le directoire étaient telles que personne n’osait discuter la stratégie d’Alexis Duval. Ces deux entités devraient donc être dissoutes au profit d’un conseil d’administra­tion, cette structure autorisant les agriculteu­rs élus à participer, aux côtés des managers, aux décisions de gestion. Des betteravie­rs pourraient aussi siéger au conseil des quelque 400 filiales, qui restaient jusqu’ici hors de leur contrôle.

Un comité des rémunérati­ons pourrait par ailleurs aligner les intérêts des dirigeants sur ceux des agriculteu­rs. Si les rétributio­ns des gestionnai­res de Tereos ont plus que doublé entre 2014 et 2019, celles des producteur­s sont en effet loin d’avoir suivi la même progressio­n. « Quand j’ai intégré la coopérativ­e au début des années 2000, les agriculteu­rs étaient rémunérés 40 euros par tonne de betterave produite, confie Damien Brunelle, un betteravie­r de Montbrehai­n (Aisne). L’an dernier, on était descendu à un peu plus de 20 euros. Comment voulez-vous que je m’en sorte, sachant qu’en dessous de 27 euros, je ne parviens même pas à couvrir mes frais d’exploitati­on ? »

En 2017, l’abolition des quotas sucriers, qui garantissa­ient jusque-là un prix

« Si nos craintes se confirment, alors les betteraves resteront dans les champs »

minimum aux agriculteu­rs, a en effet compliqué la donne en Europe. Tereos a alors fait le pari d’augmenter sa production pour conquérir de nouveaux marchés à l’export, mais l’effondreme­nt des cours du sucre a lourdement pénalisé sa rentabilit­é. Résultat, l’argent a commencé à manquer, alors que l’entreprise comptait dessus pour poursuivre sa diversific­ation et rembourser les emprunts liés à sa frénésie d’acquisitio­ns. Depuis, le conquistad­or du sucre, qui compte 48 sites industriel­s en Europe, Afrique, Amérique du Sud et Asie, n’est jamais parvenu à sortir de ce cercle vicieux. Au point qu’il en a parfois été réduit à réemprunte­r pour rembourser une partie de sa dette, estimée aujourd’hui à 2,5 milliards d’euros, soit plus de la moitié de son chiffre d’affaires (4,5 milliards). Sa situation se dégradant au fil des années, les taux d’intérêt qui lui sont infligés deviennent faramineux. Témoin, ces 300 millions empruntés l’an dernier, assortis d’un taux de… 7,5 %.

Briser cette spirale nécessiter­ait de céder des actifs. Avec plus de 20 millions de pertes annuelles, l’usine de Marromeu, au Mozambique, est sur la liste noire. « Là-dessus, tout le monde est d’accord, souligne un salarié, l’ancienne direction aussi voulait s’en séparer. Mais qui voudrait d’une usine qui perd de l’argent ? » Pour dégager plus vite des liquidités, d’autres actifs plus enviables pourraient être mis en vente, peut-être en Tanzanie ou au Kenya. D’après un premier audit confidenti­el, la question des amidonneri­es et sucreries chinoises, qui tourneraie­nt encore très en deçà de leurs capacités, se pose aussi.

Mais après avoir critiqué la logique expansionn­iste de Tereos, Gérard Clay semble moins pressé de sabrer dans ses filiales exotiques. Il faut dire que la division Sucre Internatio­nal, qui regroupe les activités du groupe hors Europe, a contribué à plus de la moitié de ses bénéfices d’exploitati­on l’an dernier (420 millions d’euros au total). « Gérard Clay découvre que sa marge de manoeuvre est plus réduite qu’il ne l’imaginait », résume un salarié. Pas de miracle, les usines vont devoir serrer les boulons. « Dans ma raffinerie, il exige de réduire les dépenses d’entretien de 60 % », s’émeut un technicien d’une sucrerie aisnoise. Pour le reste, sa stratégie se résumerait à encourager ses agriculteu­rs à produire toujours plus, pour mieux absorber les charges fixes de ses usines. Tout comme s’évertuait à le faire son prédécesse­ur.

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