Tereos, guérilla chez les barons du sucre
Après avoir débarqué l’ancienne direction, Gérard Clay, le nouvel homme fort de la coopérative, doit faire face à la défiance des salariés.
Le temps de la révolte a laissé place à celui de la cacophonie. Deux mois après l’éviction de son état-major, Tereos dénonçait toujours sur son site Internet, mi-février, la « campagne de désinformation » qui a propulsé ses nouveaux patrons à la tête de l’entreprise. Comme si, au sein du groupe, personne n’avait encore vraiment digéré le putsch mené avec succès par Gérard Clay.
Le 18 décembre, ce betteravier et céréalier du Pas-de-Calais a été élu d’une courte majorité à la tête du conseil de surveillance du fleuron français du sucre (Béghin Say, La Perruche). Depuis plus de trois ans, déjà, le franc-tireur, soutenu par d’autres frondeurs, contestait l’opacité et la stratégie de sa coopérative, jugée trop peu rémunératrice pour ses 12 000 agriculteurs. D’abord écarté du conseil de surveillance, puis tout bonnement exclu de la structure, le rebelle avait fini par être réintégré sur décision de justice. Avant de se ruer à l’abordage, sabre au clair, et réussir, contre toute attente, à décapiter la direction. Exit, donc, Alexis Duval, président du directoire et petit-fils du fondateur historique : la première mesure de Gérard Clay fut de remplacer son grand rival par un ancien patron de coopérative céréalière, Philippe de Raynal.
Mais cette guerre de tranchées a laissé des séquelles. Chez Tereos, personne n’a oublié la lettre ouverte des élus du
personnel adressée en décembre aux agriculteurs de la coopérative. Le comité d’entreprise y exprimait sa défiance envers les frondeurs… deux petites semaines avant leur arrivée au pouvoir. « Nous n’avons pas confiance pour dialoguer avec ces personnes, expliquait-il. Nous réitérons notre soutien à la gouvernance du groupe, qui, grâce à sa stratégie, a su valoriser les matières premières agricoles et développer l’emploi. » Un préavis de grève avait même été déposé, quelques jours plus tard. « Simple avertissement, explique un délégué. Mais si nos craintes se confirment, alors les betteraves resteront dans les champs. » Ce que le personnel redoute ? Des cessions d’activités, des fermetures de site, voire une fusion avec Cristal Union (Daddy), deuxième grand sucrier français et filiale du leader européen, l’allemand Südzucker, qui a déjà fermé au moins deux usines dans l’Hexagone.
L’ambiance était donc glaciale lorsque Gérard Clay a entamé la tournée des sucreries françaises, au lendemain de sa nomination, pour tenter d’apaiser ses troupes. « Tant qu’il restera des agriculteurs pour semer des betteraves, pas question de fermer la moindre usine en France », assure Xavier Laude, un producteur de Sailly-LezCambrai (Nord), qui a participé activement à la fronde au côté du nouvel homme fort de Tereos. Mais les doutes persistent, y compris côté champs. « Il n’y a pas si longtemps, nous avons reçu un appel du pied d’un des membres du conseil d’administration de Cristal Union, qui évoquait des synergies et appelait à un rapprochement de nos deux coopératives », fait remarquer un betteravier.
Parmi les 4 000 salariés français, on s’interroge également. Gérard Clay, 61 ans, est-il l’homme de la situation ? Beaucoup éprouvent un vrai malaise à l’idée d’être sous la coupe d’un président qui a tant dénigré leur entreprise. Dans sa sédition, le planteur avait été jusqu’à accuser Tereos d’avoir fourni le mouvement Daech en sacs de sorbitol, un dérivé du sucre qui aurait pu servir à concevoir des explosifs. Condamné, comme sept autres betteraviers, pour dénonciation calomnieuse et fausses accusations, il s’en est depuis excusé. Ce qui n’empêche pas certains de considérer sa guérilla comme un règlement de compte personnel. « Gérard Clay a intégré Tereos en 2006, en apportant à notre coopérative les deux usines des Sucreries distilleries des Hauts-de-France (SDHF), le groupe qu’il présidait et qu’il avait convaincu de fusionner avec nous, raconte un membre de la coopérative. En guise de cadeau de bienvenue, il avait obtenu un fauteuil de vice-président au sein de notre conseil alors que Philippe Duval, le père d’Alexis, lui avait fait miroiter la présidence. Mais les Duval n’ont pas tenu cette promesse. » Clay ne leur aurait jamais vraiment pardonné.
Pour autant, le nouveau n° 1 compte bien, lui, tenir ses engagements en renforçant le pouvoir des cultivateurs. « Tereos ne respectait plus les principes démocratiques d’une coopérative », abonde Xavier Hollandts, professeur de stratégie à la Kedge Business School. Selon ce spécialiste de la gouvernance, les collusions entre le conseil de surveillance et le directoire étaient telles que personne n’osait discuter la stratégie d’Alexis Duval. Ces deux entités devraient donc être dissoutes au profit d’un conseil d’administration, cette structure autorisant les agriculteurs élus à participer, aux côtés des managers, aux décisions de gestion. Des betteraviers pourraient aussi siéger au conseil des quelque 400 filiales, qui restaient jusqu’ici hors de leur contrôle.
Un comité des rémunérations pourrait par ailleurs aligner les intérêts des dirigeants sur ceux des agriculteurs. Si les rétributions des gestionnaires de Tereos ont plus que doublé entre 2014 et 2019, celles des producteurs sont en effet loin d’avoir suivi la même progression. « Quand j’ai intégré la coopérative au début des années 2000, les agriculteurs étaient rémunérés 40 euros par tonne de betterave produite, confie Damien Brunelle, un betteravier de Montbrehain (Aisne). L’an dernier, on était descendu à un peu plus de 20 euros. Comment voulez-vous que je m’en sorte, sachant qu’en dessous de 27 euros, je ne parviens même pas à couvrir mes frais d’exploitation ? »
En 2017, l’abolition des quotas sucriers, qui garantissaient jusque-là un prix
« Si nos craintes se confirment, alors les betteraves resteront dans les champs »
minimum aux agriculteurs, a en effet compliqué la donne en Europe. Tereos a alors fait le pari d’augmenter sa production pour conquérir de nouveaux marchés à l’export, mais l’effondrement des cours du sucre a lourdement pénalisé sa rentabilité. Résultat, l’argent a commencé à manquer, alors que l’entreprise comptait dessus pour poursuivre sa diversification et rembourser les emprunts liés à sa frénésie d’acquisitions. Depuis, le conquistador du sucre, qui compte 48 sites industriels en Europe, Afrique, Amérique du Sud et Asie, n’est jamais parvenu à sortir de ce cercle vicieux. Au point qu’il en a parfois été réduit à réemprunter pour rembourser une partie de sa dette, estimée aujourd’hui à 2,5 milliards d’euros, soit plus de la moitié de son chiffre d’affaires (4,5 milliards). Sa situation se dégradant au fil des années, les taux d’intérêt qui lui sont infligés deviennent faramineux. Témoin, ces 300 millions empruntés l’an dernier, assortis d’un taux de… 7,5 %.
Briser cette spirale nécessiterait de céder des actifs. Avec plus de 20 millions de pertes annuelles, l’usine de Marromeu, au Mozambique, est sur la liste noire. « Là-dessus, tout le monde est d’accord, souligne un salarié, l’ancienne direction aussi voulait s’en séparer. Mais qui voudrait d’une usine qui perd de l’argent ? » Pour dégager plus vite des liquidités, d’autres actifs plus enviables pourraient être mis en vente, peut-être en Tanzanie ou au Kenya. D’après un premier audit confidentiel, la question des amidonneries et sucreries chinoises, qui tourneraient encore très en deçà de leurs capacités, se pose aussi.
Mais après avoir critiqué la logique expansionniste de Tereos, Gérard Clay semble moins pressé de sabrer dans ses filiales exotiques. Il faut dire que la division Sucre International, qui regroupe les activités du groupe hors Europe, a contribué à plus de la moitié de ses bénéfices d’exploitation l’an dernier (420 millions d’euros au total). « Gérard Clay découvre que sa marge de manoeuvre est plus réduite qu’il ne l’imaginait », résume un salarié. Pas de miracle, les usines vont devoir serrer les boulons. « Dans ma raffinerie, il exige de réduire les dépenses d’entretien de 60 % », s’émeut un technicien d’une sucrerie aisnoise. Pour le reste, sa stratégie se résumerait à encourager ses agriculteurs à produire toujours plus, pour mieux absorber les charges fixes de ses usines. Tout comme s’évertuait à le faire son prédécesseur.