L’éléphant intersectionnel, par Sylvain Fort
Derrière les propos de Frédérique Vidal sur l’islamogauchisme à l’université se cache un enjeu politique.
Jusque-là d’une discrétion de bon aloi, la ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, Frédérique Vidal, s’est récemment hasardée à une thèse simple mais radicale : « l’islamo-gauchisme gangrène la société » et l’université n’y est pas « imperméable ». De cette thèse naît une mission : faire barrage à l’islamo-gauchisme à l’université. Le retour de manivelle a été rapide et violent. Il n’a pas été difficile de démontrer que le terme d’« islamogauchisme » n’est pas adapté à l’université : est-ce donc un courant intellectuel irriguant le travail académique ? Non ! Existe-t-il des traités, des théories, des articles, des chaires, qui correspondent à ce concept ? Non ! En quoi exactement l’université française est-elle « gangrenée » ? Que s’agit-il alors d’aller éradiquer de nos facultés ? Et si la ministre visait les études intersectionnelles (qu’elle mentionna en effet au passage, quoique peu clairement), on lui fit savoir que c’était malvenu puisqu’il ne saurait exister, à l’université, de recherche « taboue » (dixit le président de la Sorbonne). Fin du premier round.
Guerre picrocholine
A moins que la ministre ne visât ces universitaires d’extrême gauche politisant leur enseignement ? Là encore, elle reçut une volée de bois vert. Est-il interdit dans notre démocratie d’avoir des opinions politiques ? Non. Le positionnement à gauche de pans entiers de l’université française est-il un fait nouveau ? Non. Revient-il à une ministre de s’immiscer dans cette liberté de penser ? Non. Chacun est libre de ses opinions et de combattre celles d’autrui. Fin du deuxième round. Les plus hauts dignitaires du monde universitaire ont renvoyé la ministre dans ses 22, non sans morgue : elle n’avait rien compris, se mêlait de ce qui ne la regardait pas, devait « changer de ton » (dixit le même président de la même Sorbonne).
Fin du match. Ce qui est admirable dans cette histoire, c’est que cette guerre picrocholine a caché habilement l’éléphant qui est dans la pièce. L’éléphant n’a rien à voir avec la liberté de la recherche. Il ne concerne en rien le droit imprescriptible des universitaires à inventer toutes les théories qu’ils veulent. Il ne joue pas essentiellement sur le terrain des idées et de la liberté de penser – toutes choses inaliénables –, mais sur le champ institutionnel. Cet éléphant, c’est la machine intersectionnelle.
Un système de pouvoir
« Encore !, hurleront les gardien.ne.s du Temple, c’est une obsession ! » Entendons-nous bien : très discutable, comme toute théorie, la pensée intersectionnelle n’en est pas moins libre [NDLR : elle consiste à étudier les formes de discriminations qui s’entrecroisent]. L’université est là pour déconstruire les schémas établis et ne pas céder au confort des préjugés. Après le structuralisme marxiste, le freudo-lacanisme, le positivisme et les disputes théologiques médiévales, la pensée intersectionnelle est un moment supplémentaire de l’inventivité bien racontée par Antoine Compagnon dans Le Démon de la théorie. Mais comme toujours dans ce milieu, les enjeux ultimes ne sont pas seulement intellectuels. L’université n’est pas cet environnement idyllique de laboratoires, de chercheurs et d’étudiants. C’est un système de pouvoir. L’intersectionnalité y est devenue une arme de guerre politique. Cela commence, comme toujours, par un travail méthodique d’imprégnation de la totalité du champ de recherche : plus aucune discipline n’est laissée de côté par la vague intersectionnelle. La marche suivante, c’est la conquête des postes de direction. Tenant les deux bouts du système, on peut alors imposer à la vie académique le cadre normatif correspondant à son idéologie. L’expérience anglo-saxonne en témoigne : dans les facultés américaines, la gouvernance, le langage administratif, les règles de vie sur les campus sont tous passés au tamis de l’intersectionnalité. Dans nombre d’universités, surtout les plus grandes, une formation à la pensée décoloniale est obligatoire pour tous. L’intersectionnalité, quittant le champ disciplinaire, devient une norme morale et politique – et elle est d’une grande rigueur.
Intimidation et rapport de force
Les mandarins qui ont fait mine de ne pas bien voir ce que voulait dire la ministre sont parfaitement au courant de cet état de fait. Ils savent bien qu’en France l’intersectionnalité a déjà conquis des territoires entiers de l’« alma mater ». Cela ne se fait pas sous le manteau, par des techniques complexes d’entrisme, mais au grand jour. Le système académique français lui-même favorise cette irrésistible ascension. Créations de postes, bourses de thèse, financements de recherche, orientation des enseignements, valorisation des publications, édition, visibilité médiatique, etc. : l’intersectionnalité a la part belle dans le « petit monde » universitaire, finalement si moutonnier. On voit des doctorants « traditionnels » adapter leurs recherches à la nouvelle donne pour progresser plus vite, être mieux vus, obtenir des places. Mais de cela on ne parle pas. On préfère s’écharper sur l’islamogauchisme. Les intersectionnels, relayés par les syndicats étudiants, les activistes, certains médias, sont parfaitement rodés à l’intimidation et au rapport de force. Mieux vaut être avec eux que contre eux. La ministre leur aura finalement permis de resserrer les rangs. Ils devraient la remercier.
Sylvain Fort, essayiste.