« Pour les décoloniaux, l’Afrique est une feuille blanche maculée par les colonisateurs »
L’africaniste Stephen Smith publie un essai pédagogique qui précise la place de la colonisation dans l’histoire du « continent noir ». Et invite à affronter le défi de l’intégration de ses émigrés en Europe.
DANS SON PRÉCÉDENT ESSAI, La Ruée vers l’Europe (Grasset), Stephen Smith avait secoué les milieux intellectuels et politiques en pronostiquant une forte vague migratoire africaine vers le Vieux Continent à l’horizon de 2050. Le dernier ouvrage de ce professeur d’études africaines à la prestigieuse université américaine Duke (Caroline du Nord) poursuit un objectif pédagogique : L’Afrique en 100 questions (Taillandier), coécrit avec le journaliste Jean de La Guérivière, vise à affiner le regard du public français sur ce continent – et, notamment, à corriger certaines idées fausses. Colonisation, intégration, antiracisme… Stephen Smith aborde avec L’Express les questions qui fâchent.
Vous avez coécrit ce livre pour changer le regard de la France sur l’Afrique. Que ne voulons-nous pas voir ou pas comprendre ?
Stephen Smith Il y a d’abord des angles morts, comme celui des deux révolutions culturelles provoquées, l’une, par l’essor des Eglises protestantes pentecôtistes depuis les années 1980, et l’autre, par le triomphe plus récent de la téléphonie mobile. Que reste-t-il de la « tradition ancestrale » de l’Afrique maintenant qu’une bonne partie de ses habitants sont des christians bornagain ? Et qu’advient-il de la coupure entre ville et campagne depuis que le parent au village peut, à tout moment, joindre sur son portable son « frère » dans la capitale ? Leur conversation continue est-elle susceptible de ralentir ou d’accélérer l’exode rural ? Il y a ensuite les anamorphoses, ces distorsions étranges propres aux miroirs courbes, comme celle de la « Françafrique ». Celle-ci s’inscrivait dans un contexte géopolitique précis – la guerre froide. Mais, depuis trente ans, l’Afrique a profondément changé, sauf dans le miroir aux alouettes franco-africain. En 1990, le continent comptait quelque 600 millions d’habitants, contre environ 1,3 milliard aujourd’hui. Avec une telle population, est-il toujours à la portée de la France ?
L’histoire africaine ne doit pas être lue au seul regard des quatre-vingts années de domination européenne, soulignez-vous. Est-ce une pierre lancée dans le jardin des « décoloniaux », qui prônent la rupture avec l’Occident jugé impérialiste ?
Non, parce que la remarque s’adresse aussi aux nostalgiques de l’époque coloniale et, en fait, à nous tous qui avions pris l’habitude de découper l’histoire africaine en périodes précoloniale, coloniale et postcoloniale. Ce qui donne l’impression de ne jamais pouvoir sortir du colonial, l’histoire africaine n’étant dans cette perspective que prélude, temps fort et épilogue de la gouvernance européenne en Afrique. Mais que les « décoloniaux » soulignent à leur tour la « centralité » de la domination européenne est, en effet, paradoxal. Leur but n’est-il pas, au contraire, d’effacer les traces de la colonisation ?
Soixante ans après les indépendances, ils présentent l’Afrique comme une feuille blanche maculée par les colonisateurs, quitte à faire peu de cas des millénaires d’histoire africaine antérieure. Les habitants du continent n’auraient pas fait le tri à ce jour de l’héritage colonial, lui-même d’ailleurs le résultat d’une interaction – inégale, certes, mais interaction quand même – entre colonisés et colonisateurs. On finit presque par se demander, pour ne prendre que l’exemple des « langues coloniales », comment des centaines de millions d’Africains peuvent vivre leur quotidien en anglais ou en français en les adaptant à leurs goûts et besoins.
Selon l’ONU, l’Afrique comptera probablement 2,5 milliards d’habitants dans trente ans, soulignez-vous. Pourquoi ce voisinage provoquerait-il une « ruée vers l’Europe », comme l’indiquait le titre de votre précédent ouvrage ?
Le chiffre de l’ONU – il s’agit de la « projection moyenne » de ses démographes – n’est contesté par personne. Les avis divergent sur la question de savoir si le quasi-doublement de la population
africaine au cours des trente prochaines années provoquera un afflux sans précédent vers l’Europe. Les uns y répondent par la négative en soulignant qu’actuellement, sur 10 migrants africains, seulement 3 quittent leur continent, et que, sur les 3 qui ne s’installent pas dans un autre pays africain, seulement la moitié vient en Europe, l’autre moitié se dispersant dans le reste du monde. D’autres, dont moi, font valoir que, dans les années 1950, quand il n’y avait qu’environ 15 000 Subsahariens en France, dont 6 000 étudiants boursiers, quasiment 100 % des migrants africains restaient en Afrique. Depuis, 15 % d’entre eux viennent en Europe, et cette proportion continuera à augmenter au rythme accéléré des progrès que l’Afrique accomplit pour sortir de l’économie de subsistance.
Si de plus en plus d’Africains ont les moyens de chercher une vie meilleure en Europe, en même temps que leur nombre total double d’ici à 2050, la « ruée » est le scénario le plus plausible au regard de tous les précédents historiques. D’ailleurs, c’est celui retenu par les décideurs européens. L’UE, à l’initiative d’Angela Merkel, a débloqué 6 milliards d’euros en faveur du président turc pour qu’il verrouille le flanc oriental de la Méditerranée et installe à travers le
Sahel des centres de tri prépositionnés afin de filtrer les flux à venir.
L’intégration de ces futurs migrants africains en Europe est-elle forcément vouée à l’échec ?
Non, il n’y a pas de fatalité, même si je suis frappé par l’optimisme panglossien – Voltaire parlait de « nigologie » [de nigaud, NDLR] – qui minimise les difficultés, de part et d’autre, pour qu’un étranger devienne un voisin, puis un compatriote. Les immigrés et concitoyens d’origine africaine sont-ils si à l’aise en France ou ailleurs en Europe – et les Français et les autres Européens si à l’aise avec eux – pour qu’une telle insouciance soit justifiée ? Ne vaudrait-il pas mieux admettre des problèmes pour pouvoir les résoudre ? Cela suppose une générosité chez ceux qui accueillent, pour qu’ils se reconnaissent dans cet autre, issu de contextes différents. Et, chez ceux qui arrivent, la capacité d’assumer le choix d’un nouveau pays, quelles que soient les contraintes ayant conditionné leur décision, sans se considérer en « exil économique », le corps en Europe et le coeur en Afrique. Des deux côtés, l’identité doit être ouverte à la négociation. C’est l’idée même de l’intégration : le nouveau venu prend sa place dans ce qui existe déjà, et le change de ce fait.
Les diasporas africaines posent-elles des difficultés spécifiques ?
Moins elles sont intégrées dans leur société d’accueil, plus elles attirent de nouveaux compatriotes ou « frères » ethniques car elles permettent aux nouveaux venus de vivre « off shore », c’est-à-dire comme au pays d’origine, sauf pendant les heures de travail. La non-intégration prend donc de l’ampleur. Ensuite, le terme même de diaspora revient à revendiquer un statut victimaire : on est loin de chez soi, censé être arrivé là contraint et forcé. Ainsi naissent des enclaves de rancoeur au sein de la République. Quand le migrant provient d’une ancienne possession française en Afrique, l’acrimonie postcoloniale entre ceux désignés comme les « victimes » et les autres, les « bourreaux coloniaux », exacerbe cette coupure. De telles catégorisations collectives, de surcroît souvent « racialisées » dans la novlangue des divisions épidermiques, creusent des fossés difficiles à combler entre citoyens dans un même pays.
En France, le nouvel antiracisme, justement, centré sur la confrontation entre « Noirs » et « Blancs », trouve un écho inédit depuis le mouvement Black Lives Matter. Les EtatsUnis ont-ils exporté chez nous leur grille de lecture des discriminations ethniques ?
Non, les idées n’arrivent pas en contrebande, elles circulent librement à l’échelle mondiale et, pour qu’elles prennent pied dans un pays, il faut que les habitants de ce dernier se les approprient, à partir d’un terrain déjà propice. Autrement dit : les Etats-Unis ne « greffent » pas des concepts retors en France, et le débat dans l’Hexagone est bien franco-français. La vraie question est : pourquoi une notion sortie d’un contexte différent trouve une telle résonance en France ? Je peux avancer une hypothèse : subissant les mêmes effets d’échelle de la mondialisation que les Américains, les Français se mettent à leur tour à ressentir le besoin d’identités visibles – pour savoir, en gros, qui sont leurs amis, alliés ou ennemis « naturels » –, ce qui explique l’adhésion à une conception a priori étrangère à l’histoire française.
A ce titre, je ne serais guère surpris si, dans un avenir proche, l’idée américaine de la global blackness – une condition partagée et, de ce fait, une solidarité « naturelle » entre Noirs de ce monde – gagnait à la fois l’Europe et l’Afrique. Si cela se produit, les quelque 40 millions de Noirs américains découvriront peut-être que leur hégémonie autour de « l’Atlantique noir » ne va plus de soi. Elle risquera d’être contestée par 1 milliard d’Africains noirs, qui seront 2 milliards dans trente ans. Soit, démographiquement, demain.