L'Express (France)

Décoloniau­x, obsédés de la race, « woke »... Les nouveaux censeurs

Théories sur le genre ou la race, postcoloni­alisme, etc. En plein essor à l’université, ces discipline­s alimentent un militantis­me focalisé sur les identités.

- PAR ÉTIENNE GIRARD ET THOMAS MAHLER

Théories sur le genre ou la race, postcoloni­alisme, etc. En plein essor à l’université, ces discipline­s alimentent un militantis­me focalisé sur les identités.

« Islamo-gauchisme ». Le choix du terme par Frédérique Vidal n’était certes pas des plus judicieux. Mais il a exposé au grand jour une bataille qui, à l’université, divise deux camps s’échangeant, depuis plusieurs mois, invectives, pétitions et tribunes. Chez ceux qui se sont sentis visés, on a dénoncé une « chasse aux sorcières » et réclamé la démission de la ministre de l’Enseigneme­nt supérieur, à l’instar du sociologue Eric Fassin ou de la philosophe Sandra Laugier. En face, si on défend la réalité d’un phénomène islamo-gauchiste, on regrette que Frédérique Vidal ait, avec ce terme polémique, donné des munitions à ceux qu’elle prétend combattre. « Il y a des chercheurs titulaires qui soutiennen­t le Collectif contre l’islamophob­ie en France. Mais fort heureuseme­nt l’islamo-gauchisme n’est pas encore une discipline universita­ire », souligne Isabelle Barbéris, maître de conférence­s en arts du spectacle à l’université de Paris (ex-Paris-Diderot).

Mieux aurait valu parler de « théories sur la race et le genre » ou de « décolonial­isme ». Des champs universita­ires dont l’ambition est de lutter contre des systèmes de pouvoir qui discrimine­raient les minorités ethniques ou sexuelles. Issus en grande partie des départemen­ts de sciences sociales américains, ils se sont fait une place en France, notamment à Paris VIII (Vincennes-Saint-Denis, devenue un de leurs bastions). Pour leurs contempteu­rs, ces théories focalisées sur les identités remettent en question l’universali­sme républicai­n. Il y a quelques mois, des universita­ires ont fondé un « observatoi­re du décolonial­isme et des idéologies identitair­es » afin de contrer, comme l’explique le linguiste Jean Szlamowicz, « la propagatio­n d’un discours pour lequel l’individu se réduirait à son appartenan­ce de race ou de genre ». Même le sommet de l’Etat s’en est ému. Emmanuel Macron a mis en garde contre « certaines théories en sciences sociales totalement importées des EtatsUnis d’Amérique » – tout en reconnaiss­ant par ailleurs dans L’Express la notion de « privilège blanc », l’un des dogmes de cette mouvance… Dans ce contexte, le New York Times a eu beau jeu de présenter la France comme une nation d’irréductib­les Gaulois qui brandissen­t « l’épouvantai­l américain » pour ne pas avoir à se confronter au « racisme systémique » qui discrimine­rait une population désormais multiethni­que.

Ce résumé simpliste d’une guerre franco-américaine fait sourire Frédérique Matonti, professeur de sciences politiques à Paris I : « Débattre de l’intérêt d’utiliser des concepts venus des Etats-Unis, c’est invraisemb­lable. On craint l’américanis­ation mais on emploie depuis toujours les travaux de l’école de Chicago. » D’autant que les origines du phénomène ne seraient pas si éloignées de nous. Dans le récent Cynical Theories (cosigné par James Lindsay), la Britanniqu­e Helen Pluckrose passe au crible ces discipline­s en vogue : « C’est cocasse, car ces théories ont leurs racines en France, avec des penseurs postmodern­istes tels que Michel Foucault, Jean-François Lyotard, Jacques Derrida. »

A l’origine donc, une poignée d’intellectu­els désillusio­nnés par le marxisme et qui ont fait de la déconstruc­tion le coeur de leur pensée. La connaissan­ce ne serait qu’une constructi­on sociale, et la société, les institutio­ns ou le langage doivent être considérés comme oppressifs. Baptisé « French theory », ce courant nihiliste a suscité un fort engouement sur les campus américains dans les années 1970, avant de muter et de prendre une tournure bien plus militante. Ce faisant, le gauchisme, longtemps concentré sur la question des classes, s’est tourné vers la politique des

identités, tout en conservant les notions de domination et d’oppression.

La fin des années 1980 marque l’essor des études sur le genre ou de la théorie critique de la race. Dans leur optique, si le genre et la race ne sont que des constructi­ons sociales, ils ont des effets bien réels. Et en dépit de l’égalité des droits, les systèmes de privilèges subsistent. En 1989, la féministe afro-américaine Kimberlé Crenshaw invente le concept d’« intersecti­on na lité », avec l’idée d’entrecrois­er les différente­s discrimina­tions. Une logique de castes identitair­es où l’on est soit membre d’un groupe marginalis­é, soit assigné à une compagnie privilégié­e en fonction des différente­s thématique­s de genre, race ou sexualité. Un homme trans, bien qu’oppressé, aurait ainsi des privilèges masculins par rapport à une femme trans.

Pour la théorie critique de la race, même le fait de ne pas considérer les personnes en fonction de leur couleur de peau (color blinded) devient raciste. Comme l’assure par exemple Barbara Applebaum dans Being White, Being Good (2010), tous les Blancs seraient activement complices du racisme, et seule la confession de ces privilèges permet d’y remédier. Aujourd’hui, ces idées sont diffusées par des universita­ires auteurs de best-sellers comme Robin DiAngelo. Inventrice du concept de « fragilité blanche », cette sociologue américaine assure que les Blancs sont sur la défensive et ont des réactions de colère ou de déni dès qu’on voudrait aborder avec eux l’épineuse question du « privilège blanc ».

Selon leurs contempteu­rs, l’intersecti­onnalité et le décolonial­isme sont en train de devenir une idéologie dominante dans les sciences humaines et sociales, même en France. « Les financemen­ts européens sont très marqués par les problémati­ques déconstruc­tivistes et inclusives, soutient l’islamologu­e Bernard Rougier, professeur à Paris III (Sorbonne nouvelle). Depuis vingt ans, on recense 1 100 thèses de doctorat dans le champ des études postcoloni­ales ou décolonial­es, soutenues ou en préparatio­n. Que ces problémati­ques existent, très bien, mais que d’autres objets de recherche puissent aussi être financés ! » Pour Marcel Gauchet, la principale nouveauté de ces mouvements est la prétention à exercer un magistère moral. Et ce de façon exclusive : « Donner des diplômes à des militants, ce n’est pas nouveau. L’université de Vincennes a joué ce rôle-là pendant des années. Mais, à l’époque, il y avait une reconnaiss­ance des autres chapelles qui était institutio­nnelle. Avec un souci de qualité intellectu­elle. Aujourd’hui, on est passé de la politique à la morale, donc cette reconnaiss­ance n’est plus possible. »

Le corollaire de ce phénomène est la cancel culture, ou « culture de l’annulation ». Dans les université­s anglosaxon­nes, les exemples de personnali­té ou d’événements déprogramm­és se sont multipliés ces dernières années. En 2020, une étude menée dans les facultés les plus prestigieu­ses des Etats-Unis montrait que 21 % des étudiants acceptent, dans certains cas, qu’on puisse avoir recours à la violence pour faire taire un discours dans un cadre universita­ire. Ceux qui se définissai­ent « très à gauche » étaient bien plus nombreux dans ce cas-là que ceux se situant « très à droite ». En France, la cancel culture a touché Les Suppliante­s d’Eschyle à la Sorbonne pour cause de « blackface ». Une conférence de Sylviane Agacinski à l’université de Bordeaux a également été empêchée du fait des positions anti-PMA de la philosophe.

Pour Isabelle Barbéris, le danger serait de considérer qu’il ne s’agit là que de querelles académique­s et de confrontat­ions corporatis­tes autour de concepts plus ou moins jargonneux. « Les contenus des

magazines “branchés” ou féminins, des podcasts sont souvent les mêmes que les livres de sociologie critique. Parce que les idéologies postmodern­es et identitair­es permettent de fabriquer des modes, des concepts vendeurs. » Une caricature, selon Frédérique Matonti, qui dénonce une propension des conservate­urs à hystériser les débats : « On retrouve l’argumentai­re “on ne peut plus rien dire”. En réalité, on n’entend qu’eux. Sur les chaînes d’info, ils ont 90 % du temps de parole. Ce sont souvent soit des essayistes, soit des universita­ires âgés ou en perte de vitesse. Il y a indéniable­ment une stratégie de conservati­on du pouvoir dans leur démarche. Car personne n’a jamais été interdit de cours parce qu’il ne parle pas d’ intersecti­on na li té ou parce qu’il n’utilise pas l’écriture inclusive. Au contraire, c’est plutôt quand on emploie le terme “racisé” qu’on peut être amené à devoir se justifier. »

Aux Etats-Unis, le phénomène est tel qu’un nom le résume : « woke ». Est woke toute personne dite « éveillée » aux injustices sociales de race ou de genre. A l’image du mouvement Black Lives Matter, les personnes woke représente­nt ainsi la version militante et active de ces théories universita­ires pour la justice sociale. Barack Obama lui-même avait fustigé, en 2019, cette course à la pureté woke, assurant que le monde est bien plus « compliqué et ambigu » que cela. Professeur à l’université Cornell, dans l’Etat de New York, Laurent Dubreuil témoigne de l’ampleur prise par ce qu’il nomme la « dictature des identités » : « On retrouve cette obsession des identités jusque dans la grammaire, avec certaines université­s faisant obligation d’employer l’un des cinq ou six pronoms que chaque personne peut choisir [NDLR : au-delà de “il” ou “elle”, qui ne conviendra­ient qu’aux cisgenres, c’est-à-dire aux personnes qui se reconnaiss­ent dans leur genre de naissance]. De plus en plus de postes d’enseignant sont attribués, sans concours, mais à des individus qui cochent telle ou telle case identitair­e désirable. A l’université de Chicago, le départemen­t d’anglais a clairement fait savoir qu’il ne prendrait cette année que des doctorants travaillan­t sur les Black studies. »

Récemment, Helen Pluckrose a fondé Counterwei­ght, un mouvement qui entend lutter contre ces idées d’un point de vue libéral. Parmi ses initiative­s, une assistance téléphoniq­ue « anti-woke ». Elle explique recevoir de nombreux appels de salariés inquiets de la multiplica­tion des « formations en diversité » et des tests sur des biais cognitifs implicites en matière de racisme ou de sexisme, de plus en plus prônés par les entreprise­s. « Souvent, les gens ont juste besoin d’être rassurés sur le fait qu’ils ne soient pas racistes en ayant des objections face à ces théories woke », assure-t-elle. En 2020, le data analyst David Shor avait par exemple perdu son emploi pour avoir tweeté l’étude d’un chercheur de Princeton démontrant que, dans les années 1960, les manifestat­ions non violentes avaient été politiquem­ent plus fructueuse­s que les émeutes.

En France, on n’en semble pas encore là. Un sondage exclusif Ifop pour L’Express (voir page 21) révèle que les concepts clefs de la pensée woke restent, pour l’instant, très minoritair­es au sein de la société française. Si 58 % des sondés ont entendu parler de l’écriture inclusive (et 34 % savent de quoi il s’agit), ils ne sont que 26 % à avoir déjà croisé le terme« intersecti­on na li té» et 14 % le mot « woke ». Pour le sondeur Jérôme Fourquet, il y a là un effet d’antériorit­é de certains sujets : « L’écriture inclusive ou les études de genre sont présentes dans le débat depuis plus longtemps, alors que la cancel culture ou le terme « woke » sont récents en France. » Les âges et les niveaux d’études jouent un rôle prépondéra­nt. Si 71 % des 18-24 ans ont entendu parler du « privilège blanc », ils ne sont que 55 % parmi les plus de 65 ans. Et si 39 % des diplômés du supérieurs déclarent savoir de quoi il s’agit quand on parle de « pensée décolonial­e », seuls 11 % sont dans ce cas au niveau CAP ou BEP. « C’est un phénomène émergent, résume Jérôme Fourquet, avec des thèses qui touchent plus les jeunes génération­s, car elles sont véhiculées dans les université­s et/ou dans certains médias plus fréquentés par ce public. » Selon le sociologue Olivier Galland, la jeunesse actuelle serait ainsi clivée entre une minorité « très politisée, très activiste, assez radicalisé­e, mais aussi plus éduquée », et une majorité plutôt « dépolitisé­e et repliée sur les difficulté­s quotidienn­es de trouver sa place dans la vie ».

Afin de mettre scientifiq­uement en évidence les contradict­ions de la pensée woke, les chercheurs James Lindsay, Peter Boghossian et Helen Pluckrose ont opté pour une méthode humoristiq­ue : le canular. En 2018, le trio avait envoyé 20 articles loufoques à des revues de sciences humaines. Dans le lot, une analyse de la « culture du viol chez les chiens », un plagiat de Mein Kampf dans lequel le mot « juif » était remplacé par « blanc », ou une enquête sur l’impact du godemiché anal sur la transphobi­e chez les hommes hétérosexu­els… Au moment où le Wall Street Journal révélait la supercheri­e, quatre de ces « études » avaient déjà été publiées, et trois autres étaient validées par des pairs.

Nombreux sont ceux qui estiment que l’obsession identitair­e à la gauche de la gauche est la meilleure alliée de ceux qui, à l’autre extrême, surfent sur ces thématique­s. « Après quatre ans d’exercice du pouvoir lamentable, plus de 74 millions de voix se sont tout de même portées sur Donald Trump », s’inquiète Laurent Dubreuil. « Identitair­es de gauche et d’extrême droite sont en désaccord sur les contenus, mais en parfait accord pour reconfigur­er la politique selon le schéma nouveau. Par un retour de balancier, des identitair­es blancs, qui se disent désormais minorés, réclament d’ailleurs, eux aussi, des droits spéciaux. Les deux camps s’entretienn­ent à merveille, et se rejoignent dans la conception de la politique comme d’une lutte entre identités. » Nous n’en sommes qu’à l’aube de la dictature des identités. ✸

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