Décoloniaux, obsédés de la race, « woke »... Les nouveaux censeurs
Théories sur le genre ou la race, postcolonialisme, etc. En plein essor à l’université, ces disciplines alimentent un militantisme focalisé sur les identités.
Théories sur le genre ou la race, postcolonialisme, etc. En plein essor à l’université, ces disciplines alimentent un militantisme focalisé sur les identités.
« Islamo-gauchisme ». Le choix du terme par Frédérique Vidal n’était certes pas des plus judicieux. Mais il a exposé au grand jour une bataille qui, à l’université, divise deux camps s’échangeant, depuis plusieurs mois, invectives, pétitions et tribunes. Chez ceux qui se sont sentis visés, on a dénoncé une « chasse aux sorcières » et réclamé la démission de la ministre de l’Enseignement supérieur, à l’instar du sociologue Eric Fassin ou de la philosophe Sandra Laugier. En face, si on défend la réalité d’un phénomène islamo-gauchiste, on regrette que Frédérique Vidal ait, avec ce terme polémique, donné des munitions à ceux qu’elle prétend combattre. « Il y a des chercheurs titulaires qui soutiennent le Collectif contre l’islamophobie en France. Mais fort heureusement l’islamo-gauchisme n’est pas encore une discipline universitaire », souligne Isabelle Barbéris, maître de conférences en arts du spectacle à l’université de Paris (ex-Paris-Diderot).
Mieux aurait valu parler de « théories sur la race et le genre » ou de « décolonialisme ». Des champs universitaires dont l’ambition est de lutter contre des systèmes de pouvoir qui discrimineraient les minorités ethniques ou sexuelles. Issus en grande partie des départements de sciences sociales américains, ils se sont fait une place en France, notamment à Paris VIII (Vincennes-Saint-Denis, devenue un de leurs bastions). Pour leurs contempteurs, ces théories focalisées sur les identités remettent en question l’universalisme républicain. Il y a quelques mois, des universitaires ont fondé un « observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires » afin de contrer, comme l’explique le linguiste Jean Szlamowicz, « la propagation d’un discours pour lequel l’individu se réduirait à son appartenance de race ou de genre ». Même le sommet de l’Etat s’en est ému. Emmanuel Macron a mis en garde contre « certaines théories en sciences sociales totalement importées des EtatsUnis d’Amérique » – tout en reconnaissant par ailleurs dans L’Express la notion de « privilège blanc », l’un des dogmes de cette mouvance… Dans ce contexte, le New York Times a eu beau jeu de présenter la France comme une nation d’irréductibles Gaulois qui brandissent « l’épouvantail américain » pour ne pas avoir à se confronter au « racisme systémique » qui discriminerait une population désormais multiethnique.
Ce résumé simpliste d’une guerre franco-américaine fait sourire Frédérique Matonti, professeur de sciences politiques à Paris I : « Débattre de l’intérêt d’utiliser des concepts venus des Etats-Unis, c’est invraisemblable. On craint l’américanisation mais on emploie depuis toujours les travaux de l’école de Chicago. » D’autant que les origines du phénomène ne seraient pas si éloignées de nous. Dans le récent Cynical Theories (cosigné par James Lindsay), la Britannique Helen Pluckrose passe au crible ces disciplines en vogue : « C’est cocasse, car ces théories ont leurs racines en France, avec des penseurs postmodernistes tels que Michel Foucault, Jean-François Lyotard, Jacques Derrida. »
A l’origine donc, une poignée d’intellectuels désillusionnés par le marxisme et qui ont fait de la déconstruction le coeur de leur pensée. La connaissance ne serait qu’une construction sociale, et la société, les institutions ou le langage doivent être considérés comme oppressifs. Baptisé « French theory », ce courant nihiliste a suscité un fort engouement sur les campus américains dans les années 1970, avant de muter et de prendre une tournure bien plus militante. Ce faisant, le gauchisme, longtemps concentré sur la question des classes, s’est tourné vers la politique des
identités, tout en conservant les notions de domination et d’oppression.
La fin des années 1980 marque l’essor des études sur le genre ou de la théorie critique de la race. Dans leur optique, si le genre et la race ne sont que des constructions sociales, ils ont des effets bien réels. Et en dépit de l’égalité des droits, les systèmes de privilèges subsistent. En 1989, la féministe afro-américaine Kimberlé Crenshaw invente le concept d’« intersection na lité », avec l’idée d’entrecroiser les différentes discriminations. Une logique de castes identitaires où l’on est soit membre d’un groupe marginalisé, soit assigné à une compagnie privilégiée en fonction des différentes thématiques de genre, race ou sexualité. Un homme trans, bien qu’oppressé, aurait ainsi des privilèges masculins par rapport à une femme trans.
Pour la théorie critique de la race, même le fait de ne pas considérer les personnes en fonction de leur couleur de peau (color blinded) devient raciste. Comme l’assure par exemple Barbara Applebaum dans Being White, Being Good (2010), tous les Blancs seraient activement complices du racisme, et seule la confession de ces privilèges permet d’y remédier. Aujourd’hui, ces idées sont diffusées par des universitaires auteurs de best-sellers comme Robin DiAngelo. Inventrice du concept de « fragilité blanche », cette sociologue américaine assure que les Blancs sont sur la défensive et ont des réactions de colère ou de déni dès qu’on voudrait aborder avec eux l’épineuse question du « privilège blanc ».
Selon leurs contempteurs, l’intersectionnalité et le décolonialisme sont en train de devenir une idéologie dominante dans les sciences humaines et sociales, même en France. « Les financements européens sont très marqués par les problématiques déconstructivistes et inclusives, soutient l’islamologue Bernard Rougier, professeur à Paris III (Sorbonne nouvelle). Depuis vingt ans, on recense 1 100 thèses de doctorat dans le champ des études postcoloniales ou décoloniales, soutenues ou en préparation. Que ces problématiques existent, très bien, mais que d’autres objets de recherche puissent aussi être financés ! » Pour Marcel Gauchet, la principale nouveauté de ces mouvements est la prétention à exercer un magistère moral. Et ce de façon exclusive : « Donner des diplômes à des militants, ce n’est pas nouveau. L’université de Vincennes a joué ce rôle-là pendant des années. Mais, à l’époque, il y avait une reconnaissance des autres chapelles qui était institutionnelle. Avec un souci de qualité intellectuelle. Aujourd’hui, on est passé de la politique à la morale, donc cette reconnaissance n’est plus possible. »
Le corollaire de ce phénomène est la cancel culture, ou « culture de l’annulation ». Dans les universités anglosaxonnes, les exemples de personnalité ou d’événements déprogrammés se sont multipliés ces dernières années. En 2020, une étude menée dans les facultés les plus prestigieuses des Etats-Unis montrait que 21 % des étudiants acceptent, dans certains cas, qu’on puisse avoir recours à la violence pour faire taire un discours dans un cadre universitaire. Ceux qui se définissaient « très à gauche » étaient bien plus nombreux dans ce cas-là que ceux se situant « très à droite ». En France, la cancel culture a touché Les Suppliantes d’Eschyle à la Sorbonne pour cause de « blackface ». Une conférence de Sylviane Agacinski à l’université de Bordeaux a également été empêchée du fait des positions anti-PMA de la philosophe.
Pour Isabelle Barbéris, le danger serait de considérer qu’il ne s’agit là que de querelles académiques et de confrontations corporatistes autour de concepts plus ou moins jargonneux. « Les contenus des
magazines “branchés” ou féminins, des podcasts sont souvent les mêmes que les livres de sociologie critique. Parce que les idéologies postmodernes et identitaires permettent de fabriquer des modes, des concepts vendeurs. » Une caricature, selon Frédérique Matonti, qui dénonce une propension des conservateurs à hystériser les débats : « On retrouve l’argumentaire “on ne peut plus rien dire”. En réalité, on n’entend qu’eux. Sur les chaînes d’info, ils ont 90 % du temps de parole. Ce sont souvent soit des essayistes, soit des universitaires âgés ou en perte de vitesse. Il y a indéniablement une stratégie de conservation du pouvoir dans leur démarche. Car personne n’a jamais été interdit de cours parce qu’il ne parle pas d’ intersection na li té ou parce qu’il n’utilise pas l’écriture inclusive. Au contraire, c’est plutôt quand on emploie le terme “racisé” qu’on peut être amené à devoir se justifier. »
Aux Etats-Unis, le phénomène est tel qu’un nom le résume : « woke ». Est woke toute personne dite « éveillée » aux injustices sociales de race ou de genre. A l’image du mouvement Black Lives Matter, les personnes woke représentent ainsi la version militante et active de ces théories universitaires pour la justice sociale. Barack Obama lui-même avait fustigé, en 2019, cette course à la pureté woke, assurant que le monde est bien plus « compliqué et ambigu » que cela. Professeur à l’université Cornell, dans l’Etat de New York, Laurent Dubreuil témoigne de l’ampleur prise par ce qu’il nomme la « dictature des identités » : « On retrouve cette obsession des identités jusque dans la grammaire, avec certaines universités faisant obligation d’employer l’un des cinq ou six pronoms que chaque personne peut choisir [NDLR : au-delà de “il” ou “elle”, qui ne conviendraient qu’aux cisgenres, c’est-à-dire aux personnes qui se reconnaissent dans leur genre de naissance]. De plus en plus de postes d’enseignant sont attribués, sans concours, mais à des individus qui cochent telle ou telle case identitaire désirable. A l’université de Chicago, le département d’anglais a clairement fait savoir qu’il ne prendrait cette année que des doctorants travaillant sur les Black studies. »
Récemment, Helen Pluckrose a fondé Counterweight, un mouvement qui entend lutter contre ces idées d’un point de vue libéral. Parmi ses initiatives, une assistance téléphonique « anti-woke ». Elle explique recevoir de nombreux appels de salariés inquiets de la multiplication des « formations en diversité » et des tests sur des biais cognitifs implicites en matière de racisme ou de sexisme, de plus en plus prônés par les entreprises. « Souvent, les gens ont juste besoin d’être rassurés sur le fait qu’ils ne soient pas racistes en ayant des objections face à ces théories woke », assure-t-elle. En 2020, le data analyst David Shor avait par exemple perdu son emploi pour avoir tweeté l’étude d’un chercheur de Princeton démontrant que, dans les années 1960, les manifestations non violentes avaient été politiquement plus fructueuses que les émeutes.
En France, on n’en semble pas encore là. Un sondage exclusif Ifop pour L’Express (voir page 21) révèle que les concepts clefs de la pensée woke restent, pour l’instant, très minoritaires au sein de la société française. Si 58 % des sondés ont entendu parler de l’écriture inclusive (et 34 % savent de quoi il s’agit), ils ne sont que 26 % à avoir déjà croisé le terme« intersection na li té» et 14 % le mot « woke ». Pour le sondeur Jérôme Fourquet, il y a là un effet d’antériorité de certains sujets : « L’écriture inclusive ou les études de genre sont présentes dans le débat depuis plus longtemps, alors que la cancel culture ou le terme « woke » sont récents en France. » Les âges et les niveaux d’études jouent un rôle prépondérant. Si 71 % des 18-24 ans ont entendu parler du « privilège blanc », ils ne sont que 55 % parmi les plus de 65 ans. Et si 39 % des diplômés du supérieurs déclarent savoir de quoi il s’agit quand on parle de « pensée décoloniale », seuls 11 % sont dans ce cas au niveau CAP ou BEP. « C’est un phénomène émergent, résume Jérôme Fourquet, avec des thèses qui touchent plus les jeunes générations, car elles sont véhiculées dans les universités et/ou dans certains médias plus fréquentés par ce public. » Selon le sociologue Olivier Galland, la jeunesse actuelle serait ainsi clivée entre une minorité « très politisée, très activiste, assez radicalisée, mais aussi plus éduquée », et une majorité plutôt « dépolitisée et repliée sur les difficultés quotidiennes de trouver sa place dans la vie ».
Afin de mettre scientifiquement en évidence les contradictions de la pensée woke, les chercheurs James Lindsay, Peter Boghossian et Helen Pluckrose ont opté pour une méthode humoristique : le canular. En 2018, le trio avait envoyé 20 articles loufoques à des revues de sciences humaines. Dans le lot, une analyse de la « culture du viol chez les chiens », un plagiat de Mein Kampf dans lequel le mot « juif » était remplacé par « blanc », ou une enquête sur l’impact du godemiché anal sur la transphobie chez les hommes hétérosexuels… Au moment où le Wall Street Journal révélait la supercherie, quatre de ces « études » avaient déjà été publiées, et trois autres étaient validées par des pairs.
Nombreux sont ceux qui estiment que l’obsession identitaire à la gauche de la gauche est la meilleure alliée de ceux qui, à l’autre extrême, surfent sur ces thématiques. « Après quatre ans d’exercice du pouvoir lamentable, plus de 74 millions de voix se sont tout de même portées sur Donald Trump », s’inquiète Laurent Dubreuil. « Identitaires de gauche et d’extrême droite sont en désaccord sur les contenus, mais en parfait accord pour reconfigurer la politique selon le schéma nouveau. Par un retour de balancier, des identitaires blancs, qui se disent désormais minorés, réclament d’ailleurs, eux aussi, des droits spéciaux. Les deux camps s’entretiennent à merveille, et se rejoignent dans la conception de la politique comme d’une lutte entre identités. » Nous n’en sommes qu’à l’aube de la dictature des identités. ✸