L’éternel retour des frontières, par Bruno Tertrais
Le rêve d’une planète sans barrières physiques appartient aux illusions du début de la mondialisation.
Depuis la fin de la guerre froide et le début de la mondialisation contemporaine, le thème du « retour des frontières » a eu presque autant de succès médiatique que celui du « retour de la guerre ». La seconde n’a pas plus disparu que les premières se sont jamais effacées. Mais le questionnement sur l’avenir des frontières recouvre, en fait, trois interrogations différentes. Tout d’abord, doivent-elles être ouvertes, au nom de la tradition, du commerce, ou de raisons humanitaires , ou bien contrôlées face aux risques et menaces, humains ou naturels ? Ensuite, devraient-elles être abolies au nom d’une idéologie, ou au contraire consolidées au nom de la souveraineté nationale ? Enfin, les frontières doivent-elles être dépassées, voire changées au nom de l’unité nationale ou d’un projet impérialiste, ou bien respectées et conservées au nom de la stabilité internationale ?
La pandémie, une rupture
Aux deux premières questions, des réponses de plus en plus convergentes sont apportées. Jamais, en effet, a-t-on autant délimité et démarqué de frontières. Le rêve du « monde sans frontières » semble désormais appartenir aux illusions des débuts de la mondialisation. Et l’idéologie djihadiste, qui rêvait de faire disparaître les Etats et de rétablir le califat, a échoué par deux fois au cours des vingt dernières années, avec Al-Qaeda puis avec l’Etat islamique. Au nom de la lutte contre les activités illégales ou criminelles (immigration, trafics, terrorisme), ces frontières sont aussi de plus en plus contrôlées, physiquement, par la multiplication des barrières, électroniquement, par celle des dispositifs de surveillance. Par ailleurs, et pour les mêmes raisons, leur franchissement devient de moins en moins aisé du point de vue légal. Aux suspensions de l’application du dispositif de Schengen sont venues s’ajouter les décisions prises en réponse à la pandémie de Covid-19. Celle-ci a constitué une véritable rupture, dès lors qu’elle a donné lieu à des fermetures totales ou quasi totales de frontières, très rares à l’époque contemporaine – elles ont d’ailleurs un coût économique et humain significatif.
La réponse à la troisième question doit être nuancée.
Les véritables changements de frontières sont rares aujourd’hui, à l’exception de rectifications mineures. Les démarcations des nouveaux Etats sont presque toujours des limites provinciales ou régionales préexistantes, ce qu’encourage la jurisprudence internationale au nom du sage principe uti possidetis, ita possideatis (« ce que vous possédez, vous le posséderez »). Quant aux conflits, ils se terminent souvent par un retour aux frontières établies antérieurement, du Koweït en 1991 à l’Arménie en 2020.
Mais le néoimpérialisme des puissances émergentes pourrait troubler le jeu, celles-ci se plaignant de frontières injustes ou arbitraires, revendiquant des frontières « naturelles » ou faisant entendre les sirènes des « frontières du coeur ».
Les mers, où les zones maritimes nationales sont encore peu délimitées, voient la Chine ou la Turquie chercher à étendre leur influence. Sur terre, l’annexion de la Crimée a brisé un tabou, car Moscou reconnaissait auparavant l’intégrité territoriale de l’Ukraine. La politique du fait accompli semble avoir un certain avenir, de l’Atlantique à la mer de Chine méridionale et orientale, en passant par les pourtours de la Russie, le Proche-Orient et l’Asie du Sud. Le monde westphalien des Etats-Nations et la tentation du « souverainisme » continueront de subir les coups de boutoir de l’internationalisme, d’un côté, et de l’impérialisme, de l’autre. L’Union africaine, par exemple, envisage sérieusement de supprimer ses frontières intérieures. Mais la pandémie de Covid-19 a sans doute fait pencher la balance, pour quelque temps, en faveur de la tendance à la consolidation des frontières. ✸