Moissac : laboratoire d’une balkanisation française
Dans cette bourgade du Tarn-et-Garonne, la communauté rom bulgare représente 11 % de la population. Une « petite Bulgarie » dans le viseur du nouveau maire RN.
Entre Agen et Montauban, le charme désuet de Moissac (Tarn-et-Garonne) réserve des surprises. Dans cette petite ville touristique de 13 000 habitants, l’écrasante victoire (62 %) du maire Rassemblement national (RN) Romain Lopez, 32 ans, aux municipales de 2020, n’a pas encore changé la donne. De l’abbatiale romane du xiie siècle aux bords du Tarn et du canal de la Garonne, la beauté de la pierre et de l’eau cache un sérieux marasme : 28 % de pauvres, 21 % de chômage, et moins d’un tiers de foyers fiscaux imposables. A quelques pas de la grand-place des Récollets, des petits groupes d’Européens de l’Est s’invectivent bruyamment. Bienvenue dans la première ville rom bulgare de France.
L’été, ils sont de 1 400 à 1 600 à converser en romani ou en bulgare, soit 11 % de la population. Bojidar, 21 ans, se justifie avec l’accent du Midi : « Nous, les Bulgares, on a l’habitude de parler fort. On crie, on aime bien s’amuser, boire, danser, mais on est des gens corrects. Je ne sais pas pourquoi le maire est contre nous… » Arrivé à Moissac avec ses parents ouvriers agricoles il y a une dizaine d’années, il a appris le français en un an. Pour la plupart originaires du district rural de Pazardjik, à 110 kilomètres de la capitale Sofia, les saisonniers roms bulgares logent dans les habitats souvent insalubres du centre-ville, classé quartier prioritaire. Au sein même de leur communauté, leur misère fait le bonheur des commissionnaires facturant sans scrupule tel ou tel service rendu (traduction, recrutement, accès à un logement…). Depuis l’entrée de la Bulgarie dans l’Union européenne, les Roms ont succédé aux différentes vagues d’immigration (Italiens, Espagnols, Polonais, Marocains) qui ont marqué Moissac au xxe siècle. Si les enfants bénéficient de cours de français destiné aux allophones, leurs parents peinent à franchir la barrière de la langue. Chaque année, ils suent sang et eau dans les vignes et les vergers, accumulent assez d’heures de travail pour toucher les allocations-chômage, retournent l’hiver dans leur maison construite au pays puis reviennent à Moissac. D’après le chercheur en études balkaniques Stéphan Altasserre, l’ostracisme que leur impose la Bulgarie postcommuniste les incite à migrer : « Nombre d’entre eux ont perdu leur emploi à la suite du démantèlement des fermes collectives ou d’Etat, ou encore des usines industrielles. Une partie importante des Roms bulgares ont alors connu l’exclusion et la paupérisation ; un contexte encourageant la vie et l’entraide communautaires. » Maintenant que l’Allemagne, l’Espagne et le Royaume-Uni leur ferment l’accès au marché saisonnier, les Bulgares se rabattent massivement sur l’Hexagone.
De quoi fragmenter un peu plus la société ? La balkanisation des rapports sociaux n’a pas attendu l’arrivée des Roms. Adepte d’un multiculturalisme apaisé, le président de l’association Agir pour Moissac, Mahjoub Ait Ali, concède que la ville « a gardé un aspect communautarisé. Chacun reste à sa place, nous comme les Français de souche. Nous n’avons pas changé nos prénoms, nos habitudes, notre manière de penser. Les nouveaux arrivants font toujours peur. C’était le cas, il y a quelques années, des Maghrébins. On l’a oublié. »
Il faut croire que la précarité appelle la précarité. Le recours à des petites mains payées au smic répond en effet aux besoins de l’arboriculture locale. « On est ric-rac. Les prix des fruits stagnent alors que les charges augmentent en permanence », déplore Françoise Roch. La présidente de la Fédération nationale des producteurs de fruits cultive prunes, pommes et raisin de table dans sa petite exploitation. Elle se remémore avec nostalgie les très riches heures du chasselas moissagais ramassé sur les coteaux. Sur ce sol pauvre et non irrigué, l’introduction du raisin haut de gamme avait enrichi les propriétaires de vignes jusqu’aux années 1980. Galvaudé par sa vente en grande surface, le chasselas ne rapporte plus autant. « On a manqué de vigilance. 80 % des fruits et légumes sont aujourd’hui vendus par des hypermarchés qui nous imposent leurs prix », poursuit l’exploitante. Quand on joue son année en trois mois, finies les récoltes entre villageois, place à une main-d’oeuvre efficace et dure au mal. Les ouvriers agricoles bulgares se sont passé le mot pour travailler chez des producteurs qui ne les engagent pas toujours de gaieté de coeur. « Embaucher, ça ne veut pas dire que vous êtes d’accord avec ce système », souligne Françoise Roch. Un agriculteur acculé par la crise peut donc simultanément employer des travailleurs immigrés et voter RN sans y voir de contradiction.
Aujourd’hui, le regard sur la condition rom polarise la scène politique municipale. S’il se dit « profondément assimilationniste », le maire Romain Lopez souligne le caractère inédit de cette immigration « arrivée de manière massive en peu de temps et qui s’est largement amplifiée depuis cinq ans », contrairement aux « Portugais, Espagnols, Marocains et Polonais venus sur un temps plus long ». L’édile aime à afficher sa bienveillance à l’égard d’une autre minorité moissagaise : au risque de choquer une partie de la base du RN, il salue le civisme de ses administrés musulmans. « Je n’ai jamais vu d’incivilités, de tapage ou de regroupement devant une boucherie hallal », claironne-t-il, avant d’enfoncer le clou : « Des Moissagais musulmans me disent que les Roms bulgares qui s’installent dans certaines barres d’immeubles ne se mélangent pas et s’approprient les jeux pour enfants. » Les responsables de la mosquée de Moissac n’ont jamais appelé à faire barrage au parti lepéniste. Tout en prenant leurs distances avec ce dernier, ils vantent le dynamisme et l’ancrage local du maire.
Face à lui, la cheffe de l’opposition municipale Estelle Hemmami (divers gauche) prône le dialogue interculturel, regrettant que « les jeunes Maghrébins et les jeunes Bulgares ne s’aiment pas » et s’ignorent mutuellement. A la tête de l’association d’accompagnement social Escale confluences, cette enseignante sait gré aux familles roms de « sauver beaucoup de classes » et de faire marcher les nombreux petits commerces du centre-ville. Quid du sentiment de dépossession évoqué par certains Moissagais déambulant dans le centre ? « Je peux l’entendre, mais quand ceux qui ont quitté la ville pour construire de belles villas sur les coteaux me disent : “On ne se sent plus chez nous !”, je leur réponds qu’ils n’y sont plus… » De l’aveu même d’un fils de famille expatrié à 10 kilomètres de Moissac, le nouveau visage de la vieille ville rappelle… la vie de quartier d’antan. « Il y a cinquante ans, quand mon père était petit, les voisins sortaient discuter sur le pas des portes et les enfants jouaient sur le trottoir », s’amuse Henri, 30 ans. En privé, les officiers de gendarmerie soutiennent que la présence rom dissuade les petits voyous de se risquer au coeur de la cité uvale.
L’été dernier, les Roms et leurs amis moissagais ont décidé de se structurer en créant l’association O Amala. On y tente de
déconstruire les clichés. « On a un gros souci de suivi de scolarité. Les nouveaux arrivés n’ont pas encore compris l’obligation d’aller à l’école, mais il y a des familles vraiment très bien intégrées »,soulève Elvira, médiatrice d’Escale confluences. Une (toute) petite bourgeoisie rom sédentarisée paraît sur le point d’émerger. Dian et Bobi Kanchev, patrons de l’une des deux épiceries franco-bulgares de Moissac, y ont fait souche. Dian, 29 ans, dont quinze de labeur, a créé son autoentreprise de bâtiment puis a acheté avec deux associés moissagais une propriété qu’il compte retaper pour la louer. Le couple, établi à Moissac depuis 2012, ne retourne en Bulgarie qu’un mois l’an, ce qui préserve la scolarité de ses deux enfants francophones. Une exception : seulement un tiers des collégiens roms de la ville se montre assidu aux cours. Une poignée se hisse au lycée. Et pour cause : la coutume fait entrer les Roms dans la vie active, voire matrimoniale, dès l’adolescence.
« On a un gros souci de suivi de scolarité, mais il y a des familles vraiment très bien intégrées »
Malgré son succès, Dian se sent harcelé par les policiers municipaux. « Ils m’ont menacé de fermer le magasin parce qu’il y avait trop de monde qui venait acheter à emporter. Ils sortent comme des cow-boys, hurlent “Papiers !”, ce qu’ils ne font pas avec les Arabes », s’insurge le jeune entrepreneur, non sans préciser que « le maire dit toujours bonjour quand il passe. Avec lui, c’est correct. »
Dans sa lutte contre l’immigration massive, Romain Lopez se sent de moins en moins seul au niveau du département. Comme il se plaît à le raconter, « aux dernières sénatoriales, un grand élu radical de gauche m’a dit : “On a le même combat, de 150 à 200 Roms sont arrivés dans ma ville ! Je leur ai envoyé le fisc et des arrêtés municipaux, sans quoi, dans six ans, je les aurai à la mairie…” » Qu’il se rassure : les écoliers roms parfaitement bilingues cultivent le mythe du retour en Bulgarie en répétant qu’ils y sont « chez eux ». Un slogan décidément porteur. ✸