Pourquoi il faut « désapprendre » l’idée de race
Dans son passionnant Autoportrait en noir et blanc, l’essayiste américain Thomas Chatterton Williams plaide pour que nous délaissions ces fables nocives que sont les catégories raciales.
En octobre 2013, dans une maternité du sud de Paris, Thomas Chatterton Williams découvre avec stupeur que son premier enfant est… blond. La petite Marlow – un hommage à l’un des personnages de la géniale série The Wire – a les yeux azur et la peau claire. Pour son géniteur, descendant d’esclaves marié à une Française, c’est un choc : la règle de « l’unique goutte de sang » n’était donc qu’un mythe. Codifiée dans la loi par les Etats esclavagistes du Sud, cette théorie (« l’hypodescendance », en langage savant) stipule que toute personne ayant même un seul ancêtre d’ascendance subsaharienne doit être considérée comme étant noire.
Dans Autoportrait en noir et blanc, Thomas Chatterton Williams, l’un des essayistes anglo-saxons les plus influents du moment, raconte comment il a peu à peu « désappris l’idée de race ». L’écrivain, né en 1981, est le fils d’un père noir et d’une mère blanche. A l’école primaire, dans le New Jersey, il a été qualifié de « nègre ». A l’adolescence, dans les années 1990, il a cultivé une identité noire en mimant des rappeurs, « avec une ferveur qui, avec du recul, rassemble beaucoup à celle du converti ». Lors de ses études, son meilleur ami le qualifia de « gringo », comprendre « Blanc ». A Paris, on l’a parfois pris pour un Algérien. Thomas Chatterton Williams relate de quelle façon, au fil de ce parcours cosmopolite, il a compris que les races sont des fables qui ont conduit à bien des souffrances humaines, mais auxquelles nous ne cessons pourtant de croire. Le racisme est réel. Les races ne le sont pas.
Un temps, Barack Obama a incarné la promesse d’une Amérique post-raciale. C’était trop demander à un seul homme, si charismatique soit-il.
Avec le pyromane Donald Trump, le brasier identitaire reprit de plus belle.
Mais Autoportrait en noir et blanc est aussi une critique de l’antiracisme actuel, et d’intellectuels militants comme Ta-Nehisi Coates, qui, à force de disserter sur une « implacable suprématie blanche » présentée comme immuable, ne font que la conforter.
Si Thomas Chatterton Williams partage les objectifs du mouvement Black
Lives Matter, il s’oppose en revanche à sa rhétorique, et à cette idée que certaines vies seraient « essentiellement noires » et d’autres, donc, « essentiellement blanches ». Aux tenants du woke (terme désignant les personnes « éveillées » aux injustices raciales, voir notre dossier page 18), il reproche de faire de la race, à travers des notions comme le « privilège blanc », une construction sociale aussi déterminante pour le destin des êtres que si elle avait été une réalité biologique.
Selon lui, on n’en finira pas avec le racisme tant que nous serons obsédés par ces catégories aussi artificielles qu’illégitimes sur le plan scientifique. « S’ils aboutissent à des conclusions opposées, les racistes et de nombreux antiracistes ont en commun l’obsession de réduire les gens à des catégories raciales abstraites, tout en se nourrissant et en se légitimant mutuellement, tandis que ceux d’entre nous qui recherchent les zones grises et les points communs se font manger des deux côtés, explique-t-il. De part et d’autre, l’identité raciale se voit sacralisée et interprétée comme quelque chose de figé et de déterminant, d’une ampleur presque surnaturelle. Cette façon de concevoir les différences humaines est séduisante à bien des égards, mais elle a échoué. »
✸ ABSURDES CASES IDENTITAIRES
Pour l’auteur, désapprendre la race, ce n’est ni renier l’histoire de ses ancêtres esclaves ni nier les discriminations et préjugés actuels. Il ne cache pas des moments de culpabilité, la peur d’avoir trahi les siens, lui à qui son père avait dit un jour : « Moi vivant, ils ne feront jamais de toi un Blanc. » Mais il a fini par comprendre que « le repli sur nos identités étriquées – même lorsque celles-ci ont été forgées par une souffrance légitime et imposées par la bigoterie des autres – ne fait qu’attribuer une nouvelle victoire à ceux qui s’opposent à une société saine ».
Thomas Chatterton Williams invite ainsi les gens de bonne volonté, où qu’ils se situent d’un point de vue politique, à oublier ces absurdes cases identitaires. Selon cet universaliste, seul un « humanisme qui transcende la race » peut et doit être la solution. Aujourd’hui, l’écrivain se qualifie d’« ex-homme noir ». Non pas parce qu’il aurait honte de ce qu’il considérait auparavant comme « noir », et encore moins parce qu’il souhaiterait que ses enfants blonds se conforment aux normes considérées comme étant « blanches ». Mais, assure-t-il, parce que ces catégories binaires ne sauraient définir la complexité de ce que nous sommes. Comme aimait à le souligner le grand essayiste américain Albert Murray, chantre du métissage culturel, « n’importe quel imbécile peut s’apercevoir que les Blancs ne sont pas vraiment blancs, et les Noirs, pas vraiment noirs ». ✸
« Les racistes et les antiracistes ont en commun l’obsession de réduire les gens à des catégories raciales abstraites, tout en se nourrissant et en se légitimant mutuellement »
Autoportrait en noir et blanc, par Thomas Chatterton Williams, trad. de l’anglais (Etats-Unis) par Colin Reingerwirtz. Grasset, 220 p., 19,50 €.