Philippe Jaccottet, maille après maille, par Sylvain Fort
Notre nation se détricote chaque jour. Heureusement, la voix d’un poète qui vient de s’éteindre peut encore nous relier.
Pas un jour sans qu’il se trouve une voix pour nous dire que notre nation, maille après maille, se défait. Le sociologue Luc Rouban intitule joyeusement son nouveau baromètre de la confiance politique du Cevipof : « La France : une république désintégrée ». Les chiffres sont là. Le sentiment d’appartenance à une communauté nationale est minoritaire. Le sentiment d’appartenance à quoi que ce soit est faible. Voici l’individu rendu à lui-même, errant dans une société qui lui est étrangère. Luc Rouban appelle cela l’« anomie ». Cette notion politique désigne l’absence de règles communes. C’est aussi un terme de psychologie sociale que Durkheim analyse dans Le Suicide. Le « suicide anomique » est la mort qu’on se donne lorsque les règles et les lois, supports indispensables à la vie, sont abolies. Le prochain baromètre de Luc Rouban s’appellera peut-être « Le suicide français ». Non, le titre est déjà pris – et par un candidat putatif à la présidentielle : Eric Zemmour. Pour nourrir son ambition (supposée), l’homme diagnostique chaque soir le cancer terminal dont souffre le pays, détaillant avec minutie la moindre métastase. Migrer sur Mars devient un horizon désirable. Persévérance, nous voici.
Serions-nous simplement fous ?
Heureusement, il est de moins sinistres penseurs. Tristan Garcia est de ceux-là. Intellectuel des plus subtils, écrivain abondant et original, il vient nous parler, sur un plateau de la télévision, de la république et de l’universel. Avec un bon sourire, il nous indique que, décidément, cet universel est une belle farce ! Une série d’injonctions contradictoires, puisque le concept même d’universel est, figurez-vous, localisé dans le temps et dans l’espace. L’universel est particulier. La république, qui ne cesse d’invoquer l’universel, est donc, assure-t-il, une « pathologie mentale ». Il dit cela d’une voix douce, comme une évidence. « C’est cognitif », ajoute-t-il.
Si c’est cognitif, c’est que c’est vrai. On s’attend à ce qu’à l’instant d’après il nous passe la camisole de force et nous entraîne vers une cellule d’isolement. Nous nous croyions malades, nous étions simplement fous. Soulagement. Ne comptons pas sur les universitaires pour nous rassurer. Certains d’entre eux s’ingénient depuis dix jours à démontrer que l’islamo-gauchisme n’existe pas. Le mot existe, mais rien de scientifique ne le corrobore. C’est un peu comme le yéti, en somme. C’est étrange, nous aurions juré que cela a cours, que cela parle, que cela défile, que cela publie. Mais non. Ils ont l’air si sincères que le doute nous saisit. Et si nous avions halluciné ?
Tristan Garcia a raison : c’est cognitif.
Race contre race, genre contre genre
D’autres affirment que si nous ne nous portons pas très bien, c’est que nos cerveaux fuient. Du verbe « fuir » : s’en aller. Ce sont les hiérarques de la police qui le disent. On manque de bons candidats pour les plus hautes fonctions policières. Un éditorialiste le confirme : la proportion des élèves d’un très chic lycée parisien partant étudier à l’étranger augmente de façon spectaculaire depuis dix ans. Une part de plus en plus minoritaire accepte d’aller étudier dans les universités hexagonales, jugées précarisées. La ségrégation scolaire aggrave la ségrégation sociale. Séparatisme à tous les étages. La république fuit comme une vieille baignoire. La voici désintégrée – façon puzzle. Telle est l’antienne lancinante : la France n’est plus que délitement. Au lieu de cet écheveau complexe d’Histoire, de culture, de caractères, elle est devenue un champ de bataille. C’est une guerre de position. Chacun canonne l’autre depuis le fond de sa tranchée, dont il ne bougera plus. Race contre race, genre contre genre, classe contre classe, viande contre légume, point médian contre imparfait du subjonctif, vaccinés contre antivaccins, centristes durs contre extrémistes mous… les obus pleuvent. C’est Verdun tous les jours, sans la bravoure. Où sont encore les signes que quelque chose nous réunit ? Qu’avons-nous encore en commun ?
Conjurer le démon de la désintégration
Pour le ressaisir, il suffit parfois qu’un poète meure. Un poète suisse, vivant dans un coin de France et regardant le monde depuis sa fenêtre. Avec lui, pas de diagnostics, pas de pathologies, pas de concepts. Simplement un regard qui s’est fait voix. Philippe Jaccottet, disparu le 24 février, à 95 ans, n’a jamais évoqué que des paysages, réels ou rêvés, des scènes simples, contenues dans l’espace étroit d’un quotidien attentif. Le relire au moment où il nous quitte est la meilleure réponse aux auspices d’effondrement. Nous voici par lui ancrés dans une réalité plus dense, guidés vers d’autres profondeurs. Une voie d’humanité s’ouvre. Mille lecteurs, à son décès, en témoignent. Tant que nous saurons comprendre cette langue par laquelle le poète nous relie, fil à fil, maille à maille, nous aurons un destin commun possible ; il restera en chacun de quoi conjurer le démon de la désintégration : « Nous sommes d’un temps où ce qui compte, peut-être, c’est une fleur apparue entre des dalles disjointes, ou peut-être moins encore. […] Il n’est pas décent de gémir ni de claironner. Quelques phrases seulement, aussi tranquilles et fermes qu’un regard où la peur n’entre pas. Lumineuses comme des passerelles. Un équilibre presque insensé, tel est le plus beau défi à l’imminence du Pire »
(« La Perte perpétuelle », dans Elements d’un songe, NRF Gallimard). ✸
Sylvain Fort, essayiste.